Un matin, alors que le soleil est levé depuis peu, Bettye est réveillée par les accords d’une guitare qu’on gratte dans le salon. C’est forcément Lou, et comme il n’est pas du genre à se lever aux aurores, elle se dit qu’il a probablement dû veiller avec l’aide d’une bouteille ou deux. Mais avant même qu’elle n’ait le temps de le sermonner, Lou lui annonce, l’air candide et les traits tirés, qu’il vient d’écrire son prochain album. Le successeur à Transformer que le label lui réclame depuis des mois et qui le mettait dans un tel état de stress, il l’avait pondu en une nuit. Ravalant ses reproches, Bettye s’installa sur le canapé en face de Lou, afin qu’il lui joue les compositions qui allaient bientôt former son œuvre la plus ambitieuse, Berlin.
Bettye Kronstad avait é bien des tourments, pendant cinq années tumultueuses d’un amour contrarié, mais Berlin, ce foutu chef d’œuvre incompris que Lou Reed s’apprêtait à cracher à la gueule du monde entier, c’était la goutte d’eau. Pendant près d’une heure, elle avait écouté, sans broncher, son mari dérouler avec une implacable verve littéraire l’agonie d’un couple nommé Jim et Caroline qui leur ressemblait drôlement. Certes, l’action se situait dans la capitale allemande, une ville divisée par un mur pour mieux illustrer le déchirement des deux amants. Mais Bettye retrouvait dans cette soit disant fiction certains éléments peu reluisants de leur réalité. Outre les disputes et la défonce, sur lesquelles Reed en rajoutait complaisamment comme par sadisme, il y avait des détails très personnels. Comme cette vitre que Bettye avait brisée de colère avec son poing, chantée avec désinvolture sur Caroline Says II. Et cette petite boîte où elle cachait ses poèmes, évoquée dans le glaçant titre The Bed, à la fin duquel on découvrait que la malheureuse Caroline s’était suicidée. Il y avait pire encore. Sur The Kids, Lou Reed racontait comment la garde des enfants était retirée au couple par les services sociaux, en imputant l’irresponsabilité parentale à leur seule mère. Ce drame, il l’avait directement pioché dans l’histoire familiale de Bettye. « C’est ce que font les écrivains », avait-il tenté de se justifier. Ils empruntent au réel pour faire croire à leurs inventions, voulait-il dire. Comme ces excuses ne l’avaient pas convaincue, Bettye partit pour de bon. Berlin était la torture psychologique de trop, et lorsqu’il sortit en novembre 1973, les critiques n’étaient pas loin de penser la même chose.
Voilà un disque si difficile à aimer que la presse écrite allait devoir le digérer pendant trente ans avant de le réhabiliter. La prétention est immense : Reed veut faire de son Berlin un opéra rock sur le délitement amoureux, un « film pour les oreilles », comme il aime le répéter en interview. Bob Ezrin, qui produira The Wall pour Pink Floyd quelques années plus tard, se met au diapason de son client capricieux et ne lésine pas sur les effets grandiloquents, avec chœurs d’enfants, flûtes traversières, et solide section de cuivres à l’appui. Sauf que cette orchestration grandiose contraste complètement avec Lou Reed, son chant d’outre-tombe, les mots qu’il emploie et l’histoire qu’il raconte. C’est une romance vouée à l’échec qui ne connaîtra aucun âge d’or, on le sait dès le deuxième morceau, lorsqu’un Jim encore amoureux compare Caroline à Billie Holiday. Il fait allusion à sa voix, à l’aisance avec laquelle Caroline avait charmé le public de ce bar où il l’avait rencontrée pour la première fois. Mais ce parallèle n’a rien d’innocent. Comme la chanteuse de Strange Fruits, Caroline subira la violence patriarcale, et se droguera pour la er. Titre après titre, Berlin s’engouffre dans l’horreur et le désespoir, jusqu’au sacrifice terrible de son héroïne. Sur le final Sad Song, Jim, junkie irrécupérable, qui n’a retenu ni leçon ni regret, se félicite de ne pas avoir été plus monstrueux qu’il ne l’a été, et s’estime libre d’être à nouveau seul au monde.
« I’m gonna stop wasting my time / Somebody else would have broken both of her arms »
Ce n’est pas seulement son scénario, dépressif à l’extrême, qui fait de Berlin un tel traumatisme. C’est aussi la narration en elle-même. Reed ne réclame pas les larmes de l’auditeur, il ne cherche pas à susciter la comion pour ses personnages. Il les a tirés du néant pour les faire souffrir, et les renvoie dans leur égout une fois qu’il en a terminé. Il s’en fout, d’eux et du reste, car c’est ainsi qu’il réagit à la laideur de l’humanité : avec une léthargie émotionnelle en guise de bouclier. C’est l’album « red flag » par excellence, et je dois dire que le fait de l’adorer depuis tant d’années me fait parfois me poser des questions sur moi-même. Berlin a la beauté perverse d’un fond de précipice, celui qu’on fixe depuis le sommet, le regard absorbé, en se rassurant d’avoir les deux pieds sur la terre ferme. Ce « bloc gargantuesque de rancœur véreuse », comme l’avait décrit Lester Bangs, Lou Reed se l’était amputé comme un membre gangréné. La création purement égoïste d’un artiste persuadé qu’il en allait de sa survie.
« I had to do Berlin. If I hadn’t done it, I would’ve gone crazy »
« Je devais faire Berlin. Si je ne l’avais pas fait, je serai devenu fou »
avait-il confié à un Nick Kent peu convaincu par l’efficacité du traitement. Un autre pape de la critique rock, Robert Christgau, avait carrément écrit qu’il était légitime de vouloir se venger physiquement contre l’auteur d’un tel affront. On peut juger que d’une certaine manière, Lou Reed récoltait la monnaie de sa pièce.
Extrait du podcast "Lou Reed, le pire d'entre eux", disponible ici :
https://graine-de-violence.lepodcast.fr/lou-reed-le-pire-dentre-eux-integral