Sur la pochette de The Bells, sorti en 1979, Lou Reed tient un miroir dans sa main. Mais c’est bien nous qu’il regarde, comme interloqué par le reflet qu’il vient d’apercevoir. Il tire la même gueule que l’auditeur à l’écoute de cet album bizarre où rien ne tient en place. On se retrouve avec le même Lou Reed amoché qu’on avait quitté à la fin du morceau Street Hassle, celui qui ne se cachait plus d’avoir lâché la rampe, dans un incontrôlable dénuement émotionnel. Seulement ici, la plupart des titres peinent à convaincre, principalement à cause de la voix de Lou Reed qui, comme pour symboliser une crise d’adolescence artistique, semble être en pleine mue. Elle atteint d’horripilants paroxysmes sur With You, une chanson où Reed s’écharpe avec un personnage non crédité qui pourrait bien être sa mère, tant il sonne comme un merdeux qui réclame son argent de poche. La famille est justement la grande thématique de cet album boiteux, comme l’atteste l’avant-dernier morceau Families, où on l’entend se plaindre pendant six minutes sur le bourdonnement d’un synthétiseur épuisant. C’est un disque qui n’est ni agressif, ni vraiment tendre. Il s’en dégage néanmoins une certaine sincérité, celle d’un poivrot qui se réveille avec la migraine et qui se remémore petit à petit toutes les conneries qu’il a pu faire la veille. La couleur jazz de l’ensemble renforce ce sentiment. C’est ici d’ailleurs que réside la meilleure idée du disque. Le trompettiste Don Cherry, qui a officié chez Ornette Coleman, génial pionnier du free, tire chaque morceau vers le haut par sa simple présence, mais il ne parvient pas complètement à sauver l’œuvre des balbutiements de son auteur. Dans The Bells, on a pour la première fois l’étrange impression que Lou Reed cherche à se justifier, et ça lui va assez mal. Il faudra pourtant s’armer de patience, car c’est avec sa dernière piste que l’album va offrir à sa discographie l’un de ses instants les plus grandioses.
The Bells est un morceau à la structure atypique. Sur les deux premiers tiers s’étendent une longue introduction instrumentale. Un drone synthétique vous ensevelit comme les eaux sombres d’une marée haute qui s’échoue inexorablement en attendant les prochaines vagues, déclenchées par la vibration solennelle de trois notes de basse. De cette masse perce la trompette sublime de Don Cherry, ainsi que quelques émouvantes touches de clavier, tentant de diluer cette ambiance pesante. Le texte arrive à partir de six minutes, et on comprend alors que The Bells est pensé comme une magistrale escalade dans l’intensité qui culminera à la toute dernière seconde. Inspiré du poème d’Edgard Allan Poe du même nom, The Bells est une mort allégorique, à peine moins théâtrale que Bowie suicidant Ziggy Stardust en plein concert. C’est le véritable point de rupture, maintes fois annoncé et reporté, de la carrière de Lou Reed. Après ça, il ne sera plus jamais le même, et toute son énergie jusqu’ici consacrée à rester sur le podium des rockeurs les plus intoxiqués, il allait désormais l’employer à faire oublier ce qu’il avait été.
Extrait du podcast "Lou Reed, le pire d'entre eux", émission complète disponible ici :
https://graine-de-violence.lepodcast.fr/lou-reed-le-pire-dentre-eux-integral