Déphasant.
Ma critique aurait pu se borner à ce seul mot terme en étant cependant assez exhaustive pour illustrer avec exactitude ce qu’était, foncièrement, l’expérience de Kitaro le Repoussant. Une remarque liminaire, le manga a été publié initialement en 1959 ; il s’agit, je crois, d’une, sinon la plus ancienne composition manga que je sois amené à critiquer. Cette histoire de zombie moderne, bien que la thématique ne se borne pas à ce seul aspect, préexiste alors de neuf ans à la Nuit des Morts Vivants de Romero. Vous me voyez honnêtement surpris de découvrir une figure populaire de mort-vivant tel qu’on le conçoit de nos jours, prendre son envol bien avant que le maître du genre, au cinéma, ne l’ait véritablement fait connaître au monde.
Déphasant. Ces personnages perdus à mi-chemin entre un monde censé être le nôtre et un volet surnaturel dont ils ne paraissent que s’étonner à moitié, nonchalants, quoi que vaguement intrigué des excentricités qui leur parviennent. Le sentiment qu’on en retire est assez perturbant ; à moins que ce ne soit le fruit d’un esprit perturbé. Tout apparaît inconséquent en étant pourtant parfaitement ordonné et cohérent… le manga ne tarde pas à vous happer dans son chaos contrôlé. Pas un chaos informe et bruyant, mais un quelque chose d’assez langoureux qu’on croirait aléatoire s’il ne faisait pas sens.
Pour l’époque, le manga est vivifiant pour ce qui concerne son dessin qui, les tomes ants, gagnera en maîtrise dans le trait. Nous ne sommes que douze ans après La Nouvelle Île au Trésor de Tezuka qui a fondé le manga tel que nous le connaissons. Les esquisses sont ici enfantines, parfois trempées dans de l’horreur, le ton de l’œuvre se gardant bien d’être jamais doucereux.
Kitarô le Repoussant s’adresse à de jeunes enfants, tout en conservant pour lui un degré de lecture qui conduit un adulte à considérer l’œuvre comme franchement unique pour ce qui tient à son orchestration sur les planches.
Original et frais malgré les odeurs planantes de cadavres – si, si, je vous assure que c’est adressé initialement aux enfants… – les concepts, excentriques, inventifs, même, ne se contentent pas, comme bien trop d’œuvres récentes, de piocher dans le bestiaire à Yôkai et de jeter le tout sur les planches d’un geste désinvolte. Shigeru Mizuki ne s’empare de rien, mais s’inspire de tout, et de là, créée son univers bien à lui. Il a réinventé le fantastique monstrueux plutôt que de simplement garnir son œuvre en surface en y tapissant un rien de folklore.
Ce genre de manga me rappelle Dororo ; un Shônen qui, tout en s’adressant aux jeunes enfants, s’abstenait de tenir son jeune lectorat pour un ramassis d’abrutis, en stimulant son imaginaire avec un contenu franchement innovant et captivant.
La mort, s’affichant sans complexe, est d’ailleurs omniprésente dans le récit, implacable, sans jamais s’exposer dramatique ou négligeable. On n’avait pas peur de bousculer la jeunesse en ce temps-là dans les périodiques manga… on leur vendait alors des contes, pas de la soupe.
Les tons graphiques, pour l’époque, suggèrent encore beaucoup, du moins à ses débuts, les modes de ce qui se faisait alors dans le milieu des comics américains. La forme de la narration finira par se singulariser davantage, mais certaines cases vous paraîtront parfois sorties tout droit d’un comic américain des années 1950. En ce temps-là encore, les Japonais étaient à la remorque américaine pour ce qui était de consolider leur art, encore nouveau pour l’époque.
Du fait qu’il soit si déroutant, se confondant qui plus est en intrigues multiples et variées, Kitarô le Repoussant doit se lire avec parcimonie. Enchaîner les tomes reviendrait à gâter son expérience de lecture qui, compte tenu des quelques archaïsmes narratifs – tout n’étant alors pas parfait de ce côté-là – peut être un peu usante si on la force plus que de nécessaire.
Que la mise en scène du dessin soit parfois trop brutale et rapide dans son rythme peut en effet contribuer à s’aliéner un public aujourd’hui trop habitué à suivre des récits mieux cadrés et tenus dans leur exposé. Kintarô le Repoussant est en effet déphasant à lire pour le meilleur comme pour le pire de ce qui le constitue fondamentalement.
Les personnages sont cependant attachants, excentriques à leur manière, mais pas si intéressants que cela ; leur présence prononcée auprès de nous peut avoir vite fait de nous ennuyer. C’est en tout cas un manga jeunesse qui, s’il n’a pas non plus été parfaitement hermétique au age du temps, reste un classique n’ayant certainement pas usurpé son rang. Voilà un manga qu’il ne faut pas hésiter à remettre entre les mains des plus jeunes pour les surprendre et façonner un imaginaire qui, sorti de cette improbable lecture, ne sera que mieux disposé aux choses de l’imagination, sans mièvreries ajoutées, j’insiste.