"L'Homme qui tua Chris Kyle" : la filiation du célèbre western de John Ford, L'Homme qui tua Liberty Valance, est revendiquée d'entrée dans le nouveau roman graphique de Fabien Nury et Brüno, le duo à l'origine de l'excellente trilogie Tyler Cross. Mais plus qu'un remake moderne de ce classique du cinéma hollywoodien, le duo d'auteurs français entend surtout signer, de leur propre aveu, une correction d'un autre film : American Sniper, de Clint Eastwood.
De fait, les francophones ayant oublié le nom de Chris Kyle se souviennent probablement, en revanche, de la très belle affiche montrant un Bradley Cooper en treillis "tempête du désert", incliné de profil devant le Star Spangled Banner. Les films du grand Clint ne ent jamais inaperçus dans l'Hexagone, et celui-ci n'avait pas fait exception, malgré un succès largement moins retentissant qu'en son pays d'origine, comme le rappelle à juste titre Nury. Il faut dire que le film était sorti deux ans à peine après la mort violente de son personnage éponyme et auteur de l'autobiographie dont il était adapté.
"C'est ce qui m'attriste dans le film d'Eastwood : il connaît bien trop le western pour ne pas voir la métaphore", déclare le scénariste. Attention, pas besoin d'avoir vu le film en question pour apprécier L'Homme qui tua Chris Kyle. Mais qu'on l'ait visionné ou pas, et quoiqu'on en pense le cas échéant, Nury a raison de souligner que le personnage - vétéran de la guerre en Irak et, rappelons-le, sniper le plus dangereux de l'histoire de l'armée américaine avec 160 victimes confirmées - n'a pas encore fait l'objet de l'étude approfondie qu'il mérite en tant que véritable symbole de tout un pan de la mentalité américaine. Il faut dire que le sujet est encore visiblement trop chaud aux USA - même si certains ont eu le courage de s'y atteler, comme Tom King et Mitch Gerads avec leur superbe roman graphique Sheriff of Babylon.
L'Homme qui tua Chris Kyle s'engage donc à, pardonnez un jeu de mot facile, corriger le tir. Cet album est moins une biographie des deux personnages titulaires qu'une enquête en bonne et due forme sur leur univers, "l'Amérique blanche contemporaine". Ce côté journalistique se ressent dans la ligne claire, toujours aussi somptueuse, du dessinateur Brüno, qui reprend à son compte un grand nombre d'interviews télévisées et d'images d'archives (du film, de l'arrestation du tueur...) pour brosser un portrait cinglant d'un univers vivant tout entier dans le culte de la violence et de l'argent.
C'est cette belle brochette de personnages hauts en couleurs qui contribue d'ailleurs à élever l'album vers un style d'autant plus cinématographique que se multiplient les références ou allusions à des films comme les deux susmentionnés, mais aussi L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford d'Andrew Dominik, Jarhead de Sam Mendes... ou même Predator de John McTiernan ! Mais le rôle de Jesse "The Body" Ventura dans cette sombre affaire n'est qu'un des multiples aspects les plus cocasses d'un récit demeuré largement méconnu en . L'Homme qui tua Chris Kyle est donc instructif à plus d'un titre.
Sans vouloir trop en révéler, je ne suis pas sûr que Nury et Brüno aient cependant toujours tout le recul nécessaire à une entreprise aussi ambitieuse. Comme souvent dans les analyses des médias libéraux, leurs conclusions mènent immédiatement à Donald Trump, ce qui me paraît un peu facile. Tous les Chris Kyle et Eddie Ray Routh (son assassin) ne votent pas nécessairement Trump, de même que l'élection de ce dernier à la Maison Blanche ne saurait se résumer au seul soutien massif des "Red States". Cela étant dit, les deux auteurs font preuve de beaucoup d'objectivité mais aussi d'empathie dans leur récit, ce qui est irable.
L'Homme qui tua Chris Kyle parvient donc brillamment à s'affranchir de l'héritage des westerns et de Clint Eastwood pour livrer une vision personnelle, mais bien argumentée et bien dessinée, d'une face obscure de l'Amérique, obsédée par les armes et le mercantilisme. Souhaitons-lui assez de succès pour se faire traduire aux États-Unis, car tant que la société américaine, depuis la culture jusqu'à la politique, n'aura pas retrouvé sa capacité à l'autocritique qui était la sienne à l'époque de la Guerre du Vietnâm, elle est condamnée à répéter les erreurs qui ont engendré tous les Chris Kyle et Eddie Ray Routh de ce monde...