Ma'a-kuru - Terres d'Ogon, tome 3
7.4
Ma'a-kuru - Terres d'Ogon, tome 3

BD franco-belge de Bertrand Benoit (2023)

La gloire pour sépulture


- Juka’Eyo, ce n'est pas fini. On doit fuir la cité…
- Non ! Relevez les blessés, armez les vieux et les garçons de plus de quatorze ans. Je veux voir tous ceux capables de se battre dehors ! Et refermez les portes derrière nous. Si un seul homme fuit ce combat, je lui arrache le cœur ! Ces orgo sont morts ! Ce ne sont que des Ma’a-Kuru dont le crâne attend d'être brisé ! Alors, avancez avec moi ! Et frappez jusqu'à ce que la mort vous mette à genoux ! Battez-vous ! Et s'il nous faut tous disparaître aujourd'hui… priez les dieux pour que nos héritiers se souviennent de notre courage. Et qu'ils donnent nos noms à des étoiles. Je suis Juka’Eyo ! Le plus grand guerrier du Kwalundia ! Chef des Imbokallé, seigneur de Setanka ! Je n'ai jamais connu la défaite !


Un lion n'écoute pas les mouches attirées par sa crinière



Avec Terres d’Ogon, Tome 3 : Ma’a-Kuru, Olivier Peru abandonne les lueurs d’innocence qui subsistaient dans les deux premiers tomes des Terres d’Ogon. Le héros n’est plus un enfant à l’aube de sa destinée en quête de sens, lancé sur les routes du monde avec une promesse de rédemption à la clé d’un parcours initiatique. Il s'agit d’un homme déjà marqué, pour qui le monde est déjà brisé, et dont la marche ne vise plus l’apprentissage, mais la conquête ou la chute. Un roi impitoyable, plus proche d’un tyran que d’un sauveur. Et cette simple bascule d’âge change beaucoup de choses puisqu'elle va amener une rupture qui tranche net dans l’illusion. Une épopée qui renonce aux derniers oripeaux de la féerie pour devenir une procession funèbre en nous plongeant dans la boue, le sang et la solitude des puissants. On suit, Juka’Eyo, chef des Imbokallé et seigneur de Setanka, grand guerrier du Kwalundia, qui n’est ni un guide, ni un repère. Il est un chef de guerre à la force brute, qui ne survit que pour imposer son nom, sa volonté, et sa légende. Il est craint et haï, ne se faisant respecter que par la force et l’arrogance. Quand les Ma’a-Kuru, des zombies enragés et affamés, déferlent sur ses terres et anéantissent ses légions, il ne ploie pas. Il serre les poings, et frappe. Encore et encore. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucun ennemis à combattre. Le problème, c'est que les morts finissent toujours par revenir, toujours plus nombreux, toujours plus redoutables. C'est pourquoi, il s'entoure de ses rivaux pour remonter la piste des Ma'a-kuru, et les traquer jusqu'à leur maitre, le nécromant à l'origine de la dévastation de son royaume, afin de couper le mal à la racine. Une traque qui va les mener jusqu'à Akarda, le Pays des Morts. Plus qu’une croisade pour arracher son peuple à la mort, c’est une vendetta implacable dont Juka’Eyo veut sortir vainqueur, afin d'inscrire son nom plus haut encore que n'importe qui. Même si pour cela, il doit franchir un escalier de crânes.



C’est une fantasy radicale et désenchantée, où chaque scène martèle un refus de l’héroïsme classique. Il n’y a pas d’humour. Pas d’amitié. Pas de lumière à espérer. La tension du récit ne faiblit jamais. La tension ne cesse de monter, scène après scène, jusqu’à atteindre un sommet de brutalité maîtrisée lors d'un chapitre final particulièrement convaincant. Pas une seule page de remplissage. Chaque planche, chaque case pousse plus loin l’abîme dans lequel sombre Juka’Eyo, et nous avec lui. On sent que le récit a mûri et durci par rapport aux deux tomes précédent (même s'ils ne manquaient pas de dureté). Le ton est grave et funèbre. Le lecteur n’est pas pris par la main, il est contraint de suivre un homme qu’on ne peut ni aimer ni ignorer. Un homme qui n’écoute personne, ne doute de rien, et ne vit que pour régner sur les vivants, ou sur leurs restes. Ce choix radical de protagoniste rend la lecture dans un premier temps inconfortable. Juka’Eyo est clairement détestable ! Il est arrogant, brutal, narcissique, et indifférent à la souf qu’il sème. Même ses compagnons le méprisent ou le craignent. Rien, dans sa conduite, n’appelle la sympathie, ce qui fait qu'il est très difficile de s'attacher à lui. Son attitude repousse bien plus qu’elle ne rallie, ce qui peut affaiblir l’impact dramatique de ses périls. Et pourtant, malgré ce rejet instinctif que le personnage inspire, malgré son orgueil, sa froideur, son commandement sans appel, on continue. On tourne les pages, les unes après les autres. Olivier Peru ne cherche pas à nous faire aimer Juka’Eyo. Il nous contraint à le regarder jusqu’au bout. Regarder jusqu'à comprendre que son ambition est la véritable malédiction. C’est précisément cette nuance qui donne à l’album toute sa force. Loin des récits de vengeance classiques, Ma’a-Kuru nous offre un renversement final inattendu, ce n’est pas Juka’Eyo qui se venge, c’est le monde qui lui rend ce qu’il a semé. Et la boucle se referme dans une dernière planche glaçante. Le roi est vainqueur. Il a tout conquis. Même la mort. Et il est seul. Assis sur un trône d’os, dans un royaume vidé de ses âmes. La gloire, oui. Mais à quel prix ? Pour quelle mémoire ? Pour quels vivants ?



En définitive, Juka’Eyo n’est pas le héros du récit, mais son symptôme, et son ultime avertissement. Une fin percutante agissant comme un révélateur, redonnant du sens à tout ce qui précède. Cela invite à relire l’album avec un regard plus clairvoyant. Et, à la relecture, tout s’éclaire. Qu’un album ne révèle toute sa force qu’à la relecture pourrait sembler un défaut de construction ; pourtant ici, c’est une stratégie payante. Il serait facile de réduire ce tome à une histoire de nécromancie ou de guerre contre des morts-vivants. Mais ce serait lui faire injure. Ce n’est pas une apocalypse, c’est une damnation. Une marche inexorable vers le néant, et un regard sans concession sur la nature de ceux qui veulent tout dominer. Bien que Juka’Eyo accapare l’image et impose sa présence écrasante, quelques figures gravitent en orbite autour de lui : Odokando, le vieux sage à l’autorité usée, Arkta, jeune survivante du massacre de son village, ou encore l'esprit captif logé dans la tête d’un Ma’a-Kuru. Si aucun d’eux ne parvient réellement à s’imposer face à l’ombre monumentale du chef de guerre, leur simple présence apporte une respiration bienvenue. À défaut de s’y attacher pleinement, on y puise, par instants, un semblant de chaleur. Pour ma part, c’est la tête possédée qui m’a offert un fragile point d’ancrage. Les planches de Bertrand Benoît, sublimées par les somptueuses couleurs de Zoraida Zaro, confèrent à la terre d'Akarda une majesté funèbre d’une saisissante cohérence. Les étendues désertiques, arides et silencieuses, résonnent comme en écho avec le vide intérieur de Juka’Eyo. La lumière s’y fait rare, étouffée par une obscurité pesante. Et que dire de l’ultime terrain de jeu ! Un cratère gigantesque avec en son centre, des stèles donnant sur un escalier nous enfonçant vers un cimetière souterrain dantesque. Une vaste nécropole en déliquescence, qui mène droit au trône des morts. Un décor final monumental, parfait pour y mener l'arc final. Visuellement, Juka’Eyo est badass et impressionne lorsqu'il se bat, ne faisant jamais dans la dentelle, se battant à chaque fois comme s'il pensait que les dieux le regardait.




CONCLUSION :



Avec ce troisième tome des Terres d’Ogon, O. Peru et Bertrand Benoît livrent un récit sans concession, où l’héroïsme se dissout dans l’orgueil, et où la vengeance devient le masque d’un effondrement moral. Plus qu’un simple épisode de fantasy barbare, l’album explore les ravages de l’ambition lorsqu’elle ne s’appuie sur rien d’autre que la volonté d’écraser.


Radical dans sa forme, glaçant dans son propos, Ma’a-Kuru s’impose comme l’un des récits les plus sombres et les plus marquants de l’univers d’Aquilon.




Entendre le silence qui revient sur le champ de bataille. Les battements de son propre cœur… Sentir le goût du sang dans la bouche… Et la douleur qui fait grincer les os… Ce sont là les signes qu’on est vivant. Et victorieux. Presque tous les guerriers de la cité sont morts. Le vieux Odokando devra faire de belles offrandes aux dieux pour eux. Et moi, je donnerai à leurs femmes et à leurs enfants de quoi sécher leurs larmes. J’espère que les étoiles ont apprécié le spectacle. Un jour je serai l’une d’elle… On se souviendra de moi et de cette bataille. Mais avant, je dois trouver les fils de hyène qui ont réveillé ces Ma’a-Kuru.

8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Classement du meilleur au pire de toutes les bandes dessinées

Créée

il y a 5 jours

Critique lue 57 fois

19 j'aime

15 commentaires

Critique lue 57 fois

19
15

D'autres avis sur Ma'a-kuru - Terres d'Ogon, tome 3

Ma'a-Kuru où les goules des terres d'Ogon

Cette nouvelle saga consacrée à la Fantasy africaine continue sur sa dynamique positive. Ce numéro est centré sur Juka’Eyo, le chef guerrier le plus craint du Kwalundia. Après l’attaque de sa cité...

le 22 oct. 2023

Expédition en terre inconnue

Bienvenue dans l’univers de l’héroïc fantasy.Les terres d’Arran étant devenues exiguës dans l’originalité des aventures des collections déjà existantes (elfes, nains, orcs & gobelins et mages),...

le 29 juil. 2023

Du même critique

Joker
10

INCROYABLE !!!

La vie est une comédie dont il vaut mieux rire. Sage, le sourire est sensible ; Fou, le rire est insensible, la seule différence entre un fou rire et un rire fou, c’est la camisole ! Avec le Joker...

le 5 oct. 2019

175 j'aime

143

...Il était une fin !

Quel crime ai-je commis avant de naître pour n'avoir inspiré d'amour à personne. Dès ma naissance étais-je donc un vieux débris destiné à échouer sur une grève aride. Je retrouve en mon âme les...

le 7 oct. 2021

140 j'aime

123