Dans les années 1970, Jacques Lob imagine un récit dystopique marquant se déroulant après un cataclysme climatique ayant plongé la Terre dans une ère glaciaire mortelle. Pour survivre, les derniers humains se sont réfugiés dans un train colossal, condamné à rouler sans fin à travers un monde gelé. Cette situation donne naissance à une micro-société aux règles strictes, où l’ordre social est rigoureusement segmenté.
À l’avant du train, l’élite et les privilégiés vivent dans le confort, jouissant de ressources abondantes et d’une certaine opulence. Au centre, une classe intermédiaire composée notamment de militaires veille au maintien de l’ordre et au contrôle du convoi. Enfin, à l’arrière, dans des wagons insalubres, s’entassent les plus démunis, survivant dans des conditions extrêmes et inhumaines. Cette structure sociale illustre une critique acerbe des inégalités et du déterminisme social, thèmes chers à Jacques Lob, qui était déjà connu pour son engagement à travers des œuvres satiriques.
À l’origine, Jacques Lob envisage son projet en collaboration avec le dessinateur Alexis (Dominique Vallet), un artiste talentueux au trait dynamique et détaillé. Malheureusement, Alexis décède brutalement en 1977 à seulement 31 ans, des suites d’un accident cardiaque. Ce drame met un terme au projet, qui semble alors voué à l’oubli.
Au fil des années, le scénario du Transperceneige acquiert une aura quasi mythique dans le monde de la bande dessinée française. Le concept d’un train traversant un monde post-apocalyptique intrigue, et l’histoire inachevée de Jacques Lob alimente les discussions parmi les amateurs du neuvième art. Le projet, longtemps laissé en suspens, devient une œuvre fantôme, un scénario orphelin cherchant son illustrateur pour prendre vie.
En 1982, le projet est ressuscité grâce au dessinateur Jean-Marc Rochette. Ce dernier, à l’époque encore jeune artiste, apporte une vision graphique puissante et expressive, parfaitement adaptée à l’univers sombre et oppressant imaginé par Lob. Le trait de Rochette, plus rugueux et austère que celui d’Alexis, sert idéalement l’atmosphère glaciale et la tension sociale du récit.
Publié aux éditions Casterman, Le Transperceneige devient rapidement une œuvre culte de la bande dessinée française.
Contrairement à de nombreuses œuvres post-apocalyptiques qui imaginaient un monde dévasté par une guerre nucléaire, Jacques Lob opte pour un cataclysme climatique. Ce choix narratif le rend particulièrement visionnaire et actuel, car il fait écho aux préoccupations environnementales qui n’ont cessé de croître depuis.
L’origine exacte de cet hiver éternel reste volontairement floue. Cependant, certains indices laissent penser qu’il s’agit d’une conséquence indirecte d’un conflit mondial : un dérèglement climatique provoqué par des armes expérimentales ou un emballement des politiques destructrices. Ce flou renforce l’impact de l’histoire en laissant le lecteur combler les vides avec ses propres craintes contemporaines. Peu importe l’époque à laquelle on le lit, la question d’un cataclysme écologique induit par l’homme résonne toujours. Cette intemporalité confère à l’œuvre une force unique, la plaçant parmi les récits dystopiques majeurs.
Le personnage principal, Proloff, est un queutard, un terme qui dans l’univers du Transperceneige désigne ceux qui vivent dans les wagons de queue du train, la classe la plus pauvre et opprimée. Son périple consiste à remonter le convoi, traversant ainsi les différentes strates de cette société ferroviaire, et offrant aux lecteurs un regard progressif sur son organisation et son fonctionnement. L’une des originalités marquantes est la représentation horizontale des inégalités sociales. Là où l’imaginaire collectif nous a habitués à une hiérarchie verticale, ici, le pouvoir s’étend du premier au dernier wagon. Ce choix permet de créer une lecture linéaire et oppressante, où chaque nouvelle porte franchie est un pas de plus dans la découverte d’un système inégalitaire et brutalement ordonné.
Ce mode de représentation renforce le symbolisme du train : il est une allégorie du monde moderne, avançant de manière inexorable sous le contrôle d’une élite indifférente, pendant que les plus pauvres luttent pour leur survie à l’arrière, réduits à l’état de parias. La progression de Proloff devient alors une métaphore du désir d’ascension sociale et de révolte, dans un monde où chaque wagon est une prison dorée ou un enfer en mouvement.
L’un des aspects les plus réussis du Transperceneige est son ambiance oppressante. Le train, par sa nature même, impose un cadre confiné, où chaque déplacement est une bataille et où chaque rencontre peut être fatale. L’espace restreint et le temps limité dont disposent les protagonistes rendent l’action nerveuse et tendue.
Cette contrainte spatiale crée une impression d’urgence constante. Chaque wagon franchi signifie un nouvel obstacle, une nouvelle confrontation, un nouvel enjeu. L’étroitesse des lieux empêche toute échappatoire et rend chaque décision lourde de conséquences. Cette mécanique narrative renforce l’immersion du lecteur, pris dans une spirale de tension où la survie ne tient qu’à un fil.
Mais au-delà de cette dimension purement thriller, le récit ne sacrifie jamais son propos social et politique. Chaque wagon est un microcosme qui expose une facette différente de cette nouvelle humanité repliée sur elle-même. On découvre des formes de gouvernance totalitaires, des classes dirigeantes insensibles, des modes de survie extrêmes et une population divisée entre soumission et révolte. Tout en nous tenant en haleine avec une action rythmée, le récit nous pousse à réfléchir sur les rouages du pouvoir, les inégalités systémiques et la nature humaine face à l’adversité.
En 1990, le monde de la bande dessinée perd une figure marquante avec la mort de Jacques Lob, emporté par un cancer à l'âge de 58 ans. Scénariste talentueux, il a laissé derrière lui une œuvre riche et engagée, marquée par son goût pour la satire sociale et les récits dystopiques.
Après la disparition de Jacques Lob, Le Transperceneige aurait pu rester une œuvre unique, figée dans le temps.
A la fin des années 90, l’auteur Benjamin Legrand, romancier et scénariste de bande dessinée, décide de prolonger l’aventure. Legrand n’est pas un inconnu dans le monde du polar et de la science-fiction. Il va essayer d’apporter une nouvelle perspective à l’histoire tout en respectant l’esprit initial de Jacques Lob. Jean-Marc Rochette, qui avait déjà donné une identité visuelle marquante au premier album, reste aux commandes du dessin.
En 1999, la première suite, L’Arpenteur, est publiée chez Casterman. L’année suivante, en 2000, paraît La Traversée, qui pousse encore plus loin la réflexion amorcée par Benjamin Legrand.
Avec ces deux albums, l’univers du s’élargit pour introduire un autre train : le Crève-Glace. Contrairement au Transperceneige, archaïque et figé dans une structure sociale rigide, le Crève-Glace représente une nouvelle étape dans l’évolution des sociétés post-apocalyptiques. Plus moderne technologiquement, il offre un mode de vie plus sophistiqué, bien que toujours enfermé dans un système hiérarchique oppressant.
Le héros de cette nouvelle intrigue, Puig Vallès, se démarque de Proloff, héros du premier album, en adoptant une trajectoire sociale ascendante. Là où Proloff remontait le train par révolte et survie, Puig progresse de manière plus stratégique. En se rendant indispensable à la communauté et en épousant la fille du dirigeant du train, il gravit les échelons de la hiérarchie. Ce changement de point de vue permet d’aborder le pouvoir non plus du bas vers le haut, mais depuis l’intérieur même des sphères dirigeantes.
Lorsque Puig atteint le sommet de la hiérarchie, il découvre rapidement que le pouvoir ne rime pas avec contrôle absolu. Bien qu’il soit officiellement en position de force, il est constamment contesté par les autres membres du conseil qui voient en lui un intrus ou un opportuniste. Cette lutte interne illustre bien les jeux de pouvoir et les rivalités politiques, mais elle manque parfois de nuances et de développement approfondi.
L’un des moments clés de l’histoire survient lorsque le conseil intercepte un signal radio provenant de l’extérieur. Cette découverte soulève une question cruciale : des humains ont-ils survécu au-delà des trains ? Alors que cette révélation pourrait bouleverser l’ordre établi, les élites du Crève-Glace hésitent à partager cette information avec Puig et la population, préférant garder leur mainmise sur le statu quo. Ce dilemme aurait pu être un moteur narratif puissant, mais il reste sous-exploité. Au lieu de jouer pleinement sur la tension et les implications de cette découverte, l’intrigue préfère se concentrer sur les conflits internes du conseil, limitant ainsi l’impact de cette révélation.
Le Crève-Glace devient alors un théâtre de conspirations, mutineries et révoltes. L’idée d’un affrontement entre les différentes factions du train aurait pu donner lieu à un développement politique plus dense et complexe. Malheureusement, Benjamin Legrand se contente d’un traitement superficiel, où ces enjeux se résolvent rapidement à travers quelques scènes d’action peu inspirées. Le conseil, qui aurait pu être un organe intrigant et stratège, manque de profondeur et de diversité dans ses membres. Les tensions entre Puig et ses opposants restent assez schématiques, et les conflits se règlent de manière expéditive. La mutinerie, qui aurait pu être une montée en tension progressive, est traitée en quelques planches, limitant l’impact dramatique et politique du récit.
En 2013, Casterman publie Le Transperceneige : L’Intégrale, une réédition complète rassemblant les trois premiers albums grâce à la sortie de l’adaptation cinématographique Snowpiercer du cinéaste sud-coréen Bong Joon-ho.
Un dernier mot sur le dessinateur Jean-Marc Rochette qui a effectué un travail fondamental pour l’atmosphère unique du récit. Dans le premier album, son trait est robuste, brut avec un crayonné expressif et un usage marqué du noir et blanc qui accentue la froideur du monde post-apocalyptique. Ce style renforce la rudesse du train, la misère des agers des wagons de queue et l’oppression du huis clos. Cependant, à partir des tomes suivants, le style de Rochette évolue : moins de noir et blanc brut, un trait plus lisse et détaillé, une ambiance moins glaciale qui atténue l’impact du décor apocalyptique.
Ce changement peut être vu comme une volonté d’adapter le style à la nouvelle direction narrative, qui se concentre davantage sur des enjeux politiques internes et des évolutions psychologiques des personnages. Cependant, il entraîne une perte de force et d’impact. Le premier tome dégageait une atmosphère rude et tranchante, là où les suivants paraissent plus aseptisés, presque plus conventionnels dans leur rendu graphique.
Le Transperceneige original demeure un chef-d’œuvre intemporel, tandis que ses suites, bien que respectables, peinent à retrouver la même force narrative et graphique. L’histoire du Crève-Glace tente d’explorer d’autres dynamiques de pouvoir, mais elle reste moins marquante et souffre d’un manque de cohésion dans son traitement des thèmes. Cependant, la trilogie dans son ensemble reste une œuvre majeure de la bande dessinée de science-fiction, et grâce à son adaptation cinématographique, elle a pu être redécouverte par une nouvelle génération de lecteurs (dont moi !).