Les larmes de l’éther

Nous y sommes : enfin, le cinéma japonais crée une œuvre qui me satisfait. Pourtant, ce sont bel et bien les mêmes tons qui sont explorés. J’ai décidé de changer de registre après Sion Sono, et quel changement abrupt…


C’est la première œuvre de Shunji Iwai que je découvre. Je ne savais évidemment pas à quoi m’attendre. J’étais réticent, car les seules choses que j’avais pu entrevoir à son propos concernaient uniquement les plans. Des plans qui me faisaient craindre une mise en scène trop chargée, peut-être trop poétique, comme aime souvent l’être le cinéma japonais. Que nenni ! Je me suis retrouvé face à une œuvre éprouvante, qui témoigne d’une grande intelligence dans ses choix de mise en scène. Une œuvre certes étendue, prolifique, dense, mais jamais idiote — et cela mérite d’être détaillé.


Le film procède d’abord par le sensoriel, puis par l’interprétatif. Je vais développer cela afin d’éclairer l’intelligence, souvent présente dans le cinéma japonais, qui consiste à créer de l’immersivité par la progression.


Dans un premier temps, j’aimerais aborder la place de l’ordinateur et du texte qu’il produit au sein de l’œuvre. Ces éléments apparaissent sans véritable contexte, ce qui témoigne d’un bon usage de l’expérimentation. Les phrases affichées semblent surgir de nulle part, sans que l’on sache vraiment d’où elles proviennent. Elles s’imposent à nous, et l’on en absorbe l’effet avant même d’en saisir l’origine. Ces textes concernent en réalité la musique, et plus précisément Lily Chou-Chou. L’intérêt réside dans le fait qu’ils ne sont pas issus d’un dialogue clairement identifiable. Il ne s’agit pas d’un échange dont on verrait le début ou le fil. Ce procédé confère une dimension quasi quotidienne à ces fragments : c’est précisément le but. Montrer l’entrée de la technologie dans l’univers adolescent. Celle-ci ne se contente pas d’y pénétrer : elle s’y immerge, jusqu’à devenir partie intégrante du quotidien.


Ce qui est remarquable, c’est que rien n’est mis en place pour explicitement souligner cette démarche. En tout cas, pas via ces textes qui gravitent autour de l’œuvre. Ils sont là, et c’est à nous de percevoir l’intention d’Iwai, sans qu’il ne cherche à la marteler. On assiste ainsi à une tentative de symbiose entre expérimental et interprétatif.


L’élément de la fanpage ne nous est pas non plus offert frontalement. On la comprend peu à peu, et l’usage des pseudonymes y joue un rôle crucial. Cela empêche une compréhension immédiate de la teneur des échanges, tout en révélant que les interlocuteurs interagissent dans l’anonymat. Bien sûr, en poursuivant le film, on finit par comprendre qui est en train de "chatter". Mais cela demande un effort : décrypter, chercher, activer son intelligence. Un flou subsiste néanmoins, renforcé par les textes eux-mêmes. Cela accentue encore l’aspect expérimental du film : certaines répliques sont volontairement trompeuses. Elles sont attribuées à des pseudos que l’on pensait associés à certains protagonistes, alors qu’ils pourraient en réalité appartenir à d’autres.


Cela reste subtil, mais je pense notamment aux scènes couvertes de textes, juste avant le concert de Lily Chou-Chou dans la ville des personnages. On y voit des séquences très musicales, où s’installe un dialogue digital entre Yuichi (alias Philia) et Hoshino (alias Blue Cat). Leurs échanges semblent apaisés, du moins ils existent — alors que leur relation réelle est totalement rompue. Cette dissociation est troublante. On ne comprend pas immédiatement ce que le film cherche à exprimer, mais c’est intentionnel. Une subtilité est préservée. Le thème de l’anonymat sur Internet est ici mis en valeur, et c’est d’une efficacité rare. Mieux encore : c’est intelligent. Rien n’est asséné.


Un autre élément intéressant est que ces textes incrustés à l’image viennent perturber — voire saboter — tout poétisme forcé. Combien de fois ai-je reproché au cinéma japonais de souligner à l’excès sa poésie, souvent par le biais de dialogues lourds ? Ici, au contraire, il y a une volonté de la masquer, presque de la saboter. Le film ne se vend pas par sa beauté. Et c’est un choix que je salue, tant il est rare dans ce cinéma. La contemplation, à mes yeux, devient une faiblesse quand elle n’existe que pour la beauté. Travestir le cinéma pour la seule esthétique est une erreur — et plus encore lorsqu’il s’agit de photographie.


Ce choix est d’autant plus pertinent qu’il met en lumière, à travers le regard du spectateur, l’emprise du numérique sur la réalité des adolescents. Réalité et digital fusionnent. Pourtant, le digital ne sera jamais la réalité, et inversement. C’est de cette friction que naît la tragédie du film. Elle incarne un mal-être que l’on ressent sensoriellement, grâce à ces procédés si subtils et ingénieux.


Néanmoins, je ne peux m’empêcher d’adresser quelques reproches à certaines utilisations maladroites des textes affichés à l’écran. Par exemple, lors de la scène d’introduction, le fanatisme est évoqué à travers la figure de John Lennon. Cette référence cherche à orienter le spectateur en abordant la relation entre Lennon et Mark Chapman. Mais ce parallèle est lourd. Il est usé, trop souvent convoqué dans le discours sur le fanatisme. Et dans le contexte de ce film, qui traite pourtant ce sujet avec finesse par ailleurs, cette allusion manque de nuance. Elle agit comme un panneau indicateur : elle ramène brutalement le spectateur vers une interprétation déjà mâchée, alors qu’il avait jusque-là le plaisir rare de ne pas être guidé — comme je l’ai expliqué précédemment.


Une autre faille, malgré de bonnes intentions, concerne le poétisme des textes parfois affichés. Si, comme je l’ai dit plus haut, l’écriture peut neutraliser la surcharge poétique, elle peut aussi l’accentuer — et là réside le problème. Certaines images du film, déjà très chargées esthétiquement, n’ont pas besoin d’un surplus de lyrisme. Notamment les scènes tournées dans les champs verts en début de film : leur beauté visuelle se suffit à elle-même. Si, en plus, les mots à l’écran viennent enfoncer cette impression poétique, cela devient redondant.


Prenons par exemple la scène où Yuichi accompagne sa mère au bus, puis la ret ensuite à vélo : cette séquence est d’une grande beauté visuelle, marquée par un certain lyrisme de mise en scène. Renchérir par-dessus avec des phrases pseudo-poétiques devient alors indigeste. Ce choix efface également une qualité essentielle du langage numérique : sa trivialité. Et à mes yeux, c’est dommageable.


La musique de Debussy, que je ne trouvais pas gênante a priori, finit par m’agacer lorsqu’elle est utilisée dans ce type de séquences. Il y a une accumulation de couches poétiques — musique, image, texte — qui crée chez moi une forme d’overdose. Ce que j’aime, c’est le dosage. Et le film est à son meilleur lorsqu’il envoie des répliques par le biais de l’ordinateur, de manière presque robotique.


Ces messages, bien que froids en apparence, ne sont pas pour autant dénués de sens ou d’émotion. Leur puissance tient justement à la subtilité que j’ai déjà louée précédemment. Par exemple, une des répliques que j’ai trouvée particulièrement réussie est : « Tu as juste à l’aimer. C’est tout. » — une phrase au sujet de Lily Chou-Chou. Elle incarne une forme d’euphémisme, et c’est une figure de style que je trouve bien choisie.


Mais voilà : ce n’est pas un procédé proprement cinématographique, et cela m’ennuie. Le cinéma est suffisamment riche pour suggérer ce genre de façade émotionnelle sans er par le littéraire. D’autant plus que Shinji Iwai a prouvé qu’il maîtrisait parfaitement la subtilité cinématographique. D’où mon regret : il n’a pas toujours confiance en la force visuelle ou scénographique de son propre langage, et surcharge parfois un film qui aurait gagné à rester plus épuré.


Seulement voilà, à un moment donné, le modèle poétique et expérimental du début s’efface. Les plans-séquences, initialement employés pour magnifier cet aspect, sont désormais mis au service d’un réalisme accru, pur — et, en vérité, excellent. C’est ici que j’ai trouvé mon bonheur.


Les séquences retraçant l’année qui précède les événements montrés en ouverture sont tout simplement prodigieuses. D’abord, elles ne sont que partiellement remises en contexte. Tout est conçu pour qu’on ressente que le récit bascule vers quelque chose de plus léger — du moins en apparence. Ce qui est habile, c’est que le film ne souligne jamais explicitement que cette partie précède l’ouverture. Il ne cherche pas à établir de contraste artificiel entre un « avant heureux » et un « après malheureux ». Il ne prend pas le spectateur par la main pour dire :– Là, c’est quand la vie était belle.– Là, c’est quand tout a basculé.


Pourtant, les plans de la première partie étaient beaucoup plus chargés, en termes de mise en scène, alors que cette portion du film paraît plus dépouillée. Ce n’est pas un défaut. Au contraire, elle excelle par sa maîtrise. Les plans-séquences, autrefois employés à des fins expérimentales, prennent ici une dimension purement réaliste — et c’est une réussite totale.


Tout paraît vrai dans ces séquences. Et ce que j’aime profondément, c’est ce caractère hybride que peut prendre le plan-séquence : il devient, ici, la forme ultime du réalisme. Le plan-séquence, en soi, n’est pas un procédé infaillible pour représenter le réel. Mais tel qu’il est utilisé ici, il le devient. La caméra capte littéralement le regard, et la manière dont l’œil humain fonctionne : les mouvements, les changements de focus, les hésitations. Les scènes se déroulant au lycée — celles qui décrivent la routine des personnages — sont filmées en plans-séquences qui naviguent entre le gros plan et le plan plus large, avec des coupes discrètes mais nécessaires. On ressent alors, presque instinctivement, la sensation d’une vision humaine.


Certains pourraient penser que seule la caméra subjective permettrait une telle immersion. Mais c’est faux, et réducteur. Ce film démontre que le réalisme peut s’installer, avec subtilité, sans artifices scolaires ni effets forcés. C’est une autre preuve d’intelligence de mise en scène.


Et que dire, sinon que c’est tout simplement parfait ? La captation des corps, des gestes, de l’adolescence est totale. Elle saisit l’essence même de cette période de vie, sans tomber dans la caricature. C’est là, à mes yeux, la définition même d’une « captation réussie » : savoir saisir les éléments ordinaires d’un quotidien humain — des choses que nous avons tous vécues — tout en les rendant vivantes, naturelles. Rien n’est démontré, tout survient. Et ça, c’est le plus haut niveau du cinéma : faire croire que ce que l’on voit est arrivé, naturellement, dans le monde, et que la caméra ne fait que l’attraper au vol.


Autant dire que j’ai pris un plaisir immense à ces quarante-cinq minutes, voire une heure, de cinéma pur. La scène, par exemple, des jeunes filles harceleuses pendant le cours de kendo est incroyablement juste. Les attitudes, les regards, les réflexes — tous traduisent quelque chose de profondément humain, presque involontaire. Combien d’actrices auraient cabotiné dans ce genre de scène ? Et pourtant, ici, rien de tel. On atteint un point que peu d’autres arts savent atteindre. Le cinéma est le seul médium capable de rendre cela aussi tangible.


Ces filles jouent sur des codes très reconnaissables du harcèlement scolaire au Japon. Pourtant, ça fonctionne. Parce qu’Iwai a su capter le réel à la perfection. Il a aussi su diriger ses actrices. Et s’il est vrai que ce type de comportement est souvent représenté — parfois de manière grotesque ou outrée dans d’autres fictions japonaises — ici, tout semble juste. Il y a sans doute une vérité sociologique derrière ces gestes, ce zèle, cette forme de violence diffuse. Mais seul un metteur en scène intelligent et subtil peut l’articuler avec autant de précision.


C’est une célébration du cinéma comme art de la nuance. Là où un film comme Battle Royale esquisse à peine ces réalités, All About Lily Chou-Chou les incarne avec force, sans jamais appuyer. Je n’ai même pas eu l’impression que le film abordait des thématiques déjà vues ailleurs. J’ai seulement vu une réalité captée. Et pour cela, j’applaudis : c’est là le travail d’un grand cinéaste.


Ces scènes s’inscrivent aussi dans une représentation du quotidien adolescent, notamment durant l’été. Le plein air nous pousse à sortir, à vagabonder entre des activités, à nous laisser porter. Ce que montre le film, c’est cette spontanéité provoquée par les choses matérielles qui nous entourent. Et cela ne fonctionne que grâce à la fidélité au réel : ça réveille des sensations. Ça évoque des souvenirs.


Le film ne suit pas un schéma narratif rigide comme au théâtre. Et c’est une autre distinction que Iwai rend claire. Par exemple, la manière inattendue dont Yuichi dort chez Hoshino : ce n’est pas « scénarisé », c’est simplement provoqué par le contexte. L’été. La chaleur. La fatigue. Le lieu. Le réel.


Enfin, cette subtilité transparaît aussi dans la profondeur de champ. La réalité a un fond. Et Iwai le filme sans le flouter, sans l’exclure. Cela pousse le spectateur à observer. À chercher. Rien n’est donné. Et c’est là que réside mon plaisir de spectateur : dans cette liberté interprétative.


Prenons la scène où les garçons arrivent à Tokyo (je crois que c’est Tokyo, rien n’est dit). On aperçoit un train au fond de l’image. Je me dis alors qu’ils sont sur le parking d’une gare. Peut-être est-ce le train qui les a amenés là. Voilà une clarification que le réel ne donne jamais directement, et que le cinéma peut faire ressentir sans avoir besoin de le dire. Ce genre de subtilité, c’est la marque d’un cinéma intelligent. 


Même lorsque la caméra change de grain pour adopter une colorimétrie propre aux caméras numériques, cela n'est jamais explicitement expliqué. À nous, spectateurs, de faire le lien et de comprendre qu’il s’agit potentiellement d’un des jeunes qui filme. Ce choix renforce l’aspect réaliste de la mise en scène. Laisse-moi m’expliquer. À ce moment, la caméra n’est plus simplement un médium artistique qui retranscrit la réalité : elle devient directement la réalité.


Cela devient évident, car la caméra fait désormais partie de la diégèse du film. Elle est tangible, elle appartient au monde de l’histoire, elle est donc ancrée dans le réel. L’illusion du cinéma est brisée, mais paradoxalement, elle devient encore plus saisissante. Bien sûr, les acteurs sont toujours fictifs, mais l’effet produit est celui d’une fusion subtile entre le réel et la fiction. Cet effet, qui pourrait être dérangeant, fonctionne parfaitement grâce à la mise en scène extrêmement précise et intelligente qui a préparé le terrain. Sans cette base réaliste soigneusement construite, cet effet aurait sans doute échoué. Mais ici, le film joue habilement avec cette frontière floue entre la réalité et la fiction, et cela témoigne d'une intelligence folle de la part de Iwai.


Ce qui est encore plus frappant, c’est que cette approche visuelle, déjà ancrée dans le réalisme, trouve un prolongement naturel dans l’utilisation de la caméra par les personnages. Ces scènes filmées par les protagonistes, avec une caméra qui paraît presque amateur, renforcent encore l’effet de réalisme. En effet, ces plans, déjà inscrits dans notre mémoire comme des représentations « réalistes » du monde, viennent se superposer à cette nouvelle dimension, où la caméra, presque privée, semble filmer des instants de vie, comme si elle capturait des souvenirs personnels.


Cela renforce également l’idée que la caméra a une connotation intime, privée, dans l’inconscient collectif. Nous avons l’impression de regarder quelque chose qui est filmé non pas pour la représentation d’une fiction, mais pour capter le réel, pour filmer des moments personnels, des souvenirs. C’est comme si nous étions invités dans une sorte de mémoire filmée, une mémoire dont nous ne sommes pas censés faire partie, mais qui, paradoxalement, nous inclut dans son processus de captation.


C'est là que Iwai a réussi son coup de maître : en réussissant à flouter les lignes entre ce qui est réel et ce qui est fictif. Le cinéma devient ainsi un médium capable de capter des fragments de la réalité qui, dans un autre contexte, seraient restés invisibles ou inaccessibles. Le film ne cherche pas à nous dire ce qu'il faut voir, mais il nous laisse ressentir, interpréter, et nous engager activement avec ce qu’il montre. C’est une forme de cinéma qui ne se contente pas de nous offrir une image : il nous invite à nous immerger, à voir et à comprendre par nous-mêmes.


De là, le film entre dans sa dernière partie. Cette phase est entièrement construite sur une sensorialité émotionnelle, une intensité qui découle directement de la réalité, magnifiquement démontrée dans les séquences précédentes. Iwai continue de jouer avec nous, utilisant le médium cinématographique pour nous confronter à des éléments que, à première vue, il serait impossible de croire. La pression que subissent les lycéens dans le film semble inimaginable, et pourtant, elle nous écœure précisément parce qu'elle est tellement ancrée dans la réalité. Le plus frappant, c'est que, malgré cette étrangeté, elle paraît incontestable. Les principes cinématographiques qui nous incitent à interpréter et à remettre en question ce que l'on voit se heurtent à cette pression, à cette violence qui est rendue si légitime par tout ce que le film nous a montré auparavant. Rien n'est facile à ignorer ici. Tout a été solidement ancré dans notre perception du réel, et l'idée de le remettre en question devient impossible. Le film a gagné notre adhésion à ce point.


Une scène particulière marque le age vers cette noirceur émotionnelle : celle où Hishino craque et se transforme en harceleuse, utilisant la violence morale pour abattre ses camarades. Cette scène, qui annonce la suite, témoigne d'une violence d'une telle intensité qu’elle en devient insoutenable. Oui, le film nous force à éprouver cette douleur, mais n’est-ce pas le but de l’expérimental ? Lorsqu’une scène est menée avec autant de justesse, pourquoi la remettre en question ? Cette scène survient sans contexte, à l’issue de moments de bonheur et de légèreté précédemment éprouvés. Elle rompt brutalement avec tout ce qui a été montré avant, et nous ressentons alors la même stupeur que Yuichi. La rupture est totale et efficace. Franchement, c’est brillant. La seule critique que j’aurais à faire concerne l'ordinateur qui explicite cette rupture de manière un peu trop évidente avec la phrase « maintenant tout est gris ». C’est un peu superflu, surtout après tout ce qu’on vient de vivre émotionnellement.


Revenons à cette scène clé. L’aspect subtil réside dans le fait qu’elle se produit sans qu’on sache immédiatement d’où elle vient. Le film nous laisse le temps de nous interroger sur sa provenance tout en maintenant une vérité cachée qui en imprègne le fond. En quelque sorte, cette scène fait partie de nos fantasmes et de nos angoisses. Mais une chose est sûre : Iwai laisse la porte ouverte à diverses interprétations. Elle semble extraite du subconscient de Hishino, mais à ce moment précis du film, nous ne savons pas encore cela. Le spectateur reste libre de formuler sa propre hypothèse. Ce jeu d’interprétation est tout simplement brillant, car il n’impose rien au spectateur. La manière dont la scène est laissée ouverte à diverses lectures est l’une des clés du film.


Un autre point intéressant réside dans le concept de matérialité, qui continue de nourrir la mise en scène. La transformation de Hishino en élève brisée par la pression sociale est à la fois surprenante et inévitable, car elle était déjà sous nos yeux. Ce qui est fascinant, c’est que la subtilité de la mise en scène au début du film paye ici. Hishino, contrairement à d'autres personnages, n’avait pas été mis en avant de manière particulière. Elle était présente, mais son rôle dans l’intrigue ne se démarquait pas vraiment. Cela rend le retournement encore plus puissant lorsqu’il survient. Le film fait évoluer son registre de manière fluide, en ant d’un ton léger à un ton plus lourd, et cette mutation permet au spectateur de saisir la trajectoire de Hishino, même si cela n’est évident qu’une heure et demie plus tard. Ce retard dans la prise de conscience du spectateur est d'une subtilité indéniable. Ce n'est que lorsque la transformation s'opère que l’on réalise ce que l'on a peut-être manqué dans les premières parties du film. C'est une manière de rendre palpable l’évolution intérieure de Hishino, qui nous a échappée dans l'ombre pendant une bonne partie du film.


Bref, à présent, le film n’est plus qu’une expérience sensorielle déprimante. Émotionnellement, je n’en suis toujours pas remis. C’est un véritable lavage psychologique que nous impose Iwai. Cependant, difficile de lui en vouloir, car il ne fait rien d’autre que de nous plonger entièrement dans cette mélancolie qui devient, inévitablement, la nôtre. Nous sommes noyés dans une vague de musique poignante et d’actes immoraux hors du commun, des événements que nous sommes forcés de subir, et qui, même dans l'univers de Lily Chou-Chou, semblent insolubles. Du viol de Kuno aux humiliations répétées, à la perte du libre arbitre de Yuichi, peut-il exister pire souf ? La question semble presque superflue, tant la cruauté du récit semble infinie.


Mais malgré toute cette noirceur, il y a un personnage qui, plus que les autres, incarne une singularité émotionnelle qui me hantera longtemps : Tsuda. Elle devient le symbole même de la violence morale infligée à ces jeunes. Sa souf, subtile et omniprésente, est révélée à travers des gestes presque anodins, des caresses d’hommes qui, en apparence, ne sont que de légères attentions. Pourtant, ces gestes sont d’une cruauté dévastatrice lorsque le spectateur, pris dans l'intensité du film, en comprend la portée. La violence de l'acte est absente de l'image, mais elle se déploie dans le regard du spectateur, un procédé cinématographique brillant qui souligne la puissance émotionnelle du film.


Je ne reviendrai pas sur la question du jeu d’acteurs, car il mérite amplement d’être salué. L’actrice qui incarne Tsuda fait preuve d’une maîtrise émotionnelle remarquable, et l’acteur qui joue Yuichi ne soulève même pas de débat. Il y a, dans la manière de jouer de ces deux personnages, une évidence qui témoigne du génie de Iwai. Ce choix de jeunes acteurs, et notamment celui de choisir un enfant au caractère aussi timide, est une décision parfaitement judicieuse. C’est dans cette fragilité que se crée la brèche émotionnelle, cette connexion entre Tsuda et Yuichi qui, paradoxalement, ne se concrétise jamais, mais qui nous déchire davantage. La frustration de ne jamais voir leur union, de ne jamais voir ce lien se réaliser pleinement, est un coup de maître. Iwai joue avec nos attentes, avec nos émotions, et sa mise en scène ne nous permet même pas de nous fâcher contre lui pour cela. Il nous place dans une position de spectateur impuissant, et c’est là toute la force de son art.


Enfin, Tsuda, par son incarnation, restera gravée dans ma mémoire. La finesse avec laquelle son personnage est traité, la manière dont chaque geste, chaque silence, chaque regard nous montre l’étendue de sa souf, fait d’elle un personnage inoubliable. Au cinéma, il devrait y avoir une récompense pour ce genre de prestation. C’est la vérité émotionnelle d’une interprétation rare et précieuse. Les larmes ne suffisent pas pour rendre justice à ce personnage, et c’est peut-être là l'une des plus grandes réussites du film : réussir à nous laisser avec une impression d’inachevé, de non-résolu, mais avec une certitude que Tsuda est, de manière définitive, une figure centrale du film.


Outre mesure, et afin de revenir à un ton un peu plus jovial, je vais aborder un autre aspect du film : celui de la représentation des classes sociales. D’abord, il est intéressant de noter que l’histoire se déroule dans une banlieue, un cadre que l’on pourrait penser banal, mais qui est, en réalité, chargé de significations subtiles. Ce choix est particulièrement pertinent. Il me semble dissimulé, voire un peu détourné : loin de l’image archétypale de Tokyo souvent utilisée au cinéma, cet environnement plus sobre joue un rôle important. Ce cadre est moins explicite, mais plus percutant, car il est, de fait, moins présent, et pourtant, on le perçoit tout de suite. Le film ne le met pas en avant de manière flagrante, mais plutôt à travers des plans larges qui ouvrent l’espace, créant une sorte de fertilité visuelle dans le fond du cadre. C’est à nous de prendre le temps de découvrir et de discerner cet environnement. Le choix de ne pas situer l’action à Tokyo en soi est déjà un acte de subtilité.


Les personnages, eux, évoluent naturellement dans cet espace. Ils connaissent chaque recoin de leur quartier, ils s’y déplacent sans se poser de questions. Cela permet au spectateur de s’immerger dans leur quotidien sans avoir besoin d’une explication explicite. Cette approche, qui ne surligne pas la misère sociale mais la laisse transparaître de manière subtile, témoigne d’un réalisme rare. Il n’y a pas de gros plans criards qui insistent sur la dégradation de l’environnement. C’est notamment le cas dans les scènes qui se déroulent dans la casse ou sur la route qui longe une eau sale et polluée. Tout cela, pourtant, nous parle d’une certaine précarité, d’un déclin caché, mais sans qu’il soit jamais nécessaire de le souligner de façon ostentatoire.


Lorsque le film nous mène à Tokyo, il fait également preuve d’une grande justesse. Les plans séquences, tout en finesse, nous permettent de sentir la ville sans jamais avoir à l’identifier de manière trop évidente. C’est un contrepoint à ce que j’évoquais plus tôt sur l’image tapageuse que Tokyo peut renvoyer dans le cinéma japonais. Ici, Tokyo ne se dévoile pas sous l’angle criard, mais par petites touches discrètes. Prenons, par exemple, la scène de la bagarre pour l’enveloppe de l’homme riche. Les plans de Tokyo, même s’ils sont filmés dans un cadre typiquement mouvementé, ne cherchent pas à nous vendre cette ville comme un spectacle. Ils la laissent simplement exister, sans fard, comme un lieu qui fait partie du quotidien de ces jeunes. La caméra, toujours fidèle à son rôle d’œil du spectateur, capte la ville dans son mouvement naturel, et c’est à nous, spectateurs, de faire le lien. Contrairement à des films comme Love Exposure, qui ne cachent pas la violence de Tokyo dans toute sa splendeur bruyante et vibrante, ici la ville fait partie du décor, du quotidien des personnages. Elle n’est pas un personnage à part entière, mais un élément du cadre qui fait sens dans la vie de ces jeunes.


Ainsi, le film ne cherche pas à personnifier Tokyo, mais à intégrer la ville dans le train de vie des personnages. Le quotidien de ces jeunes, leurs préoccupations et leur environnement sont imbriqués dans un tout cohérent. Le film nous montre un mode de vie « banlieusard » qui, sans être caricatural, nous parle avec une grande subtilité. Cela se manifeste, par exemple, lors de la scène sur le parking, où le train est souvent effacé dans l’arrière-plan (non-flouté, ce qui a son importance). Le train devient ainsi un symbole du lien profond qui existe entre la périphérie et la ville, un lien que connaissent bien tous les habitants de la banlieue. Ce train n’est pas un élément anodin, c’est un quotidien qui fait écho à la vie de tous ces personnages, et l’arrière-plan devient un moyen subtil d’approfondir le réalisme de l’œuvre.


De manière plus spécifique au rôle des classes sociales, il est pertinent d’aborder les différents comportements et habitus que le film laisse transparaître, sans pour autant les déclarer de manière didactique. Par exemple, lors de la scène de la convocation concernant le vol du CD, il est frappant de constater que le réflexe immédiat de la mère est de frapper l’enfant. Ce geste se fait de façon quasi-instinctive, et la rapidité de l'exécution nous rappelle que ce genre de réaction fait partie d'un code social qui n'est pas celui de la bourgeoisie, plus attentiste vis-à-vis de l’enfant. La réplique « le vol est un vol », prononcée par la mère, résonne comme un principe moral impérieux, et pourrait aussi renvoyer à la religion, très présente dans ces couches de la société. Ces éléments sont des indices discrets de concepts comme l’habitus et l’idée que l’on est un produit de son environnement, mais sans jamais les surligner de manière trop évidente.


Je tiens à saluer cette approche, car elle contribue à une atmosphère qui s’installe sensiblement, presque intuitivement, sans qu’il soit nécessaire de la verbaliser. C’est pourquoi j’ai trouvé un peu moins intéressant le moment où, malgré la condition sociale de Yuichi, il est soudainement confronté à des références à Debussy ou Satie. Ce choix détonne, car il semble une tentative d’introduire du poétisme dans un cadre très bien ancré dans un naturalisme subtil. Ce n’est pas naturel, cela semble forcé. Si ces références avaient été suggérées de manière plus subtile, ou si c’était à nous, spectateurs, de comprendre par nous-mêmes la musique qui aurait pu exister dans l’univers du film, cela aurait certainement eu plus de sens.


Un autre point notable est la scène où Hishino, se décrivant comme étant seulement septième de sa classe, reçoit les encouragements de Yuichi, qui valorise cette position. Cela met en lumière la manière dont les personnages issus de milieux populaires perçoivent l'école comme un vecteur de réussite sociale, même si cette réussite leur échappe en raison de critères parfois absents ou invisibles. C’est une autre manière de montrer comment ces jeunes sont façonnés par leur environnement social.


Le film nous permet également de découvrir des traditions qui ne sont pas souvent mises en avant ailleurs, comme le kendo, qui a une place importante dans le récit. Il y a aussi les scènes à Okinawa, qui nous ouvrent à une langue et à une culture okinawenne, un aspect que d’autres films, comme ceux de Kitano, n’aborderont pas dans la même profondeur.


En conclusion, cette œuvre de Shunji Iwai est une grande réussite pour le cinéma japonais. C’est un film qui m’a profondément marqué par ses choix poétiques en matière de mise en scène, qui, sous le naturalisme, se transforment en une belle expérimentation. Cette œuvre restera à jamais gravée dans la mémoire de ceux qui l’ont vue. Complexe, elle démontre une intelligence de mise en scène rare, où chaque processus, chaque décision, est pris dans le but de créer une sensation chez le spectateur, de captiver ses sens. Un peu comme la musique, finalement…

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le 18 mai 2025

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PachaPitou

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