La traversée des saris

Il serait très facile de réduire le premier long métrage de fiction de Payal Kapadia à un créneau si souvent exporté en Festival : le film « du monde » à thématique sociétale. Il faut dire que ce dernier coche à peu près toutes les cases, en suivant les destinées contrariées de trois femmes dans Mumbai, en prise avec la pression sociale et religieuse, âme en peine qui trouveront du réconfort dans une sororité de fortune. Le fait que la cinéaste ait fait ses premiers pas dans le documentaire renforce un regard en pleine prise avec le réel, prenant la température d’une ville en permanente mutation, où les étals des maraichers côtoient les costards de la finance, et la gentrification expulse un à un les pions d’un ordre ancien, condamnés à retourner dans leur lointaine campagne originelle.


Mais Payal Kapadia, loin de chercher à hurler un brûlot politique, opte davantage pour un pas de côté qui tient précisément à son sujet. Dans cet assemblage impromptu de trois femmes d’âges et de conditions différentes, l’absence des hommes est un motif narratif singulier. Par abandon, par interdit, par délaissement, la figure masculine plane en continu par les motifs traditionnels de la domination patriarcale, mais suscite tout autant la quête et la formulation du désir. C’est cette complexité, cette fluctuation des émotions que traque un film dont le titre résume à la perfection l’entreprise, dans la mesure où il s’agit, par l’écoute de soi, de laisser s’épancher l’imaginaire fantasmatique qui serait en mesure d’illuminer d’une nouvelle façon le monde.


On peut tisser de nombreux liens entre ce cinéma et celui de Jiǎ Zhāng-Kē : une immersion dans le réel et une osmose continue entre les individus et un pays en constante mutation, des parcours géographiques et sentimentaux en forme de fugue, et une attention portée au regard panoramique pour saisir la poésie fugace de l’entourage. Kapadia y ajoute une certaine vivacité du trait, et le pétillement presque impertinent de femmes bien décidées à prendre leur destin en main, sans verser dans une mélancolie en forme de dépression narrative. La deuxième partie, consacrée au voyage, laisse la ville derrière elles, accordant une part plus grande encore à la formulation du désir, jusqu’à des irruptions d’un réalisme magique qui signerait la victoire feutrée de la poésie : une union, une apparition, et la construction modeste d’une utopie, où la clarté convoitée par le titre se satisfait d’une simple guirlande sur le toit d’un cabanon au bord du monde.

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le 2 oct. 2024

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Sergent_Pepper

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