Anora de Sean Baker a gagné la Palme d'Or du festival de Cannes 2024. Une bonne raison de voir de quoi il en retourne...
L'histoire a une construction similaire à un conte de fées, et d'ailleurs, à l'intérieur même du film, les personnages font parfois le parallèle avec Cendrillon.
Sauf que dans ce conte transposé à l'époque contemporaine, dans les tréfonds de New York, Cendrillon - Anora, ou Ani - est une strip-teaseuse allant volontiers plus loin avec les clients prêts à y mettre le prix, et le prince charmant le riche, mais irresponsable, héritier d'un oligarque russe, menant une vie de débauche en Amérique aux frais de ses parents. On le devine donc, le sexe sera très présent dans cette histoire, et le film l'assume tout de go en nous introduisant dans le monde tapageur des bars à danseuses, des danses nues et des grosses coupures glissées pour des "performances" plus osées.
Pour raconter cette improbable histoire d'amour, le film enchaîne son propos assez rapidement et avec aisance, mais malheureusement, j'ai trouvé qu'il commence à manquer de souffle vers la moitié, car il décide de troquer une bonne partie de sa tension dramatique contre quelques scènes de comédie qui fonctionnent assez mal.
Après que les deux tourtereaux, ayant déé le stade des simples "services tarifés", décident (peut-être un peu vite...) de se dire "oui" à Las Vegas (pour ne rien arranger), la famille du jeune Ivan, furieuse, cherche à tout prix à casser cette union en envoyant trois hommes de main plutôt patibulaires régler la situation.
C'est ici que le récit prend un tournant plus comique que tragique, car rien ne va se er comme prévu pour les trois hommes qui vont enchaîner les déboires. Je n'en révélerai pas beaucoup plus de peur de divulgâcher, mais ce deuxième acte s'est révélé un peu décevant.
Anora est un film qui se veut très réaliste dans son approche et sa façon de filmer les interactions des personnages, jusqu'à y inclure parfois des dialogues ayant bien peu d'importance (le "small talk" de la vie de tous les jours), c'est une de ses forces.
Mais ici, il brade cette approche pour se rapprocher du film à sketches, dans une suite de scènes trop longue où les trois compères se révèlent être des incompétents notoires de plus en plus désemparés par une situation qui leur échappe. Ani, pourtant le personnage principal, reste plus ou moins en retrait dans cette deuxième partie qui n'exploite pas assez le potentiel dramatique qu'elle aurait pu rêvetir (Ivan va-t-il oser faire face à ses parents ?).
Le troisième et dernier acte est celui du dénouement et des désillusions, et probablement le plus dur des trois.
Pour résumer, Anora était donc un exercice périlleux pour le réalisateur, car il jongle entre plusieurs styles (romantique, comique, tragique) avec plus ou moins de succès, même si je trouve le film plutôt réussi dans son ensemble.
À mon sens, ce qui sauve le film, c'est l'intelligence de son propos. Je pense que bien plus qu'une histoire d'amour, Sean Baker a voulu traiter avec ce film des rapports de domination.
L'opposition est flagrante entre la Ani du bar à danseuses, lumineuse, séductrice et aguicheuse, et celle "de la vie réelle", déprimée et vivant dans une bicoque avec vue sur les assourdissantes voies de chemin de fer de Brooklyn. Il montre bien la dissociation requise des travailleur-euses du sexe envers leur métier, et que pour beaucoup, il s'agit avant tout d'une condition subie plus que choisie, mais le récit a le bon goût de ne jamais tomber ni dans le jugement, ni dans le misérabilisme.
En allant plus loin, on pourrait même voir dans cette histoire une critique symbolique de tout un modèle social, destiné à maintenir un statu quo dans lequel des élites inconséquentes (Ivan), manipulant des fortunes indignes, exploitent les classes populaires laissées dans une relative indigence afin de mieux profiter d'elles et, dans ce cas précis, de leur corps (Ani).
Néanmoins, là où je trouve que Sean Baker fait fort, c'est qu'il arrive malgré tout à filmer tous ces corps féminins sexualisés à outrance sans y introduire trop de "male gaze", c'est-à-dire cette façon libidineuse de cadrer et réaliser une scène faite exprès pour exciter la gent masculine en particulier (je résume).
Ici, les femmes sont belles, sûres d'elles, conscientes de ce qu'elles font, et en contrôle. Elles dominent leurs clients, en quelque sorte, le temps de leur prestation. Je n'ai pas trouvé ces scènes de nudité, pour le coup absolument nécessaires au déroulement de l'intrigue, gênantes alors qu'elles auraient pu être un énorme écueil pour un film de ce genre.
(Mais, vous l'aurez compris, ceux qui ont juste envie de voir Mikey Madison dans le plus simple appareil vont profiter du spectacle !)
Dans l'ensemble, j'ai donc trouvé que c'était un bon, beau film, malgré ses défauts. Je ne saurais dire s'il méritait la Palme d'Or, mais son propos intelligent et son approche assez audacieuse, portée quasi-entièrement par Mikey Madison (qui donne de sa personne dans tous les sens du terme), mérite définitivement qu'on s'y attarde.