Apocalypto
7.1
Apocalypto

Film de Mel Gibson (2006)

L'Apocalypse selon Mel Gibson


Introduction :


À la suite du succès retentissant de La ion du Christ, Mel Gibson entend bien réaliser son film de poursuite. Apocalypto nous conte l’histoire de Patte de Jaguar, un jeune Maya dont le village est brutalement saccagé par un groupe de guerriers venus d’une cité voisine. Hommes et femmes sont capturés : les uns pour être sacrifiés, les autres pour être réduits en esclavage. In extremis, Patte de Jaguar parvient à cacher sa femme, enceinte, et son fils au fond d’un puits. Dès lors, son objectif sera de survivre à l’enfer pour sauver sa famille.

Les détracteurs de celui qu’ils surnomment, non sans condescendance, « Mad Mel », verront sans doute dans ce film une énième œuvre catholique intégriste et raciste, dépeignant une civilisation barbare dont la cruauté justifierait l’arrivée finale des Espagnols, venus évangéliser ces « païens sauvages ». Une lecture pour le moins réductrice, qui — vous vous en doutez — se situe à mille lieux de la réalité métaphysique d’un film s’autorisant un regard zénithal sur la condition humaine à travers l’effondrement d’une civilisation.

Penchons-nous donc sur cette œuvre démesurée et dépaysante qu’est Apocalypto.


Analyse :


1. « Lorsqu’il reçut tous les dons de la nature, l’homme se leva et partit » :

L’un des grands thèmes d’Apocalypto est sans conteste celui du rapport entre l’homme et la nature. « Lorsqu’il reçut tous les dons de la nature, l’homme se leva et partit », sermonne le sage du village. Et, en effet, l’homme est bien parti — parti pour créer de toutes pièces un nouveau monde, son monde, en totale déconnexion avec l’environnement qui l’a vu naître. Nous le savons aujourd’hui, les Mayas pratiquaient déjà la déforestation (comme quoi, nous n’avons rien inventé). En construisant leurs cités au cœur de la jungle d’Amérique centrale, l’abattage massif de la forêt semblait inévitable afin de développer l’agriculture, base de leur subsistance. Cette déforestation entraînait cependant des catastrophes en chaîne : coulées de boue, prolifération de maladies, destruction des cultures, famine, épidémies…

À ce portrait peu reluisant du fonctionnement de la société maya, Gibson oppose la vision — peut-être facile en apparence mais qui se révèlera peu à peu profondément signifiante — idyllique du village de Patte de Jaguar. Ses habitants vivent selon les lois de la nature, tirent parti des ressources que celle-ci leur offre, et ne prélèvent que le strict nécessaire à leur survie. Mais ce petit monde aux allures de jardin d’Éden est brutalement confronté à la réalité de la condition humaine.

Une fois les villageois faits captifs, ils sont conduits de force vers la cité. Dès cet instant, Patte de Jaguar devient en quelque sorte l’avatar du spectateur : c’est à travers son regard que Gibson nous donne à voir la décadence de l’homme et sa rupture profonde avec la nature originelle. Ainsi, plus la colonne de prisonniers s’approche de la cité, plus la végétation se fait rare. La jungle profonde et généreuse laisse place aux saccages perpétrés par l’homme — saccages qui entraînent la mort des cultures et la propagation de maladies. Une scène coupée du film accentue encore cette vision d’apocalypse : on y voit un jeune faon, blessé et apeuré, s’enfoncer dans la forêt et fuir le territoire des hommes, sous le regard impuissant de Patte de Jaguar et des siens. On apprend également que la vie dans la cité repose sur une forme d’industrialisation : les Mayas utilisent les arbres abattus pour produire la chaux qui recouvre leurs immenses temples.

À partir du moment où notre héros est arraché à sa terre natale, il devient presque totalement if, impuissant — sa survie au sacrifice n’est d’ailleurs pas de son fait. Il subit les événements, et ce pendant une grande partie du film (dans la course-poursuite finale, il ne pense d’abord qu’à se cacher pour échapper à ses assaillants). Le tournant s’opère lorsqu’il « renaît de la boue et de la terre », clin d’œil explicite à la création de l’homme par Dieu dans le Livre de la Genèse : « Dieu crée Adam, le premier homme, à partir de la glaise, et le place dans le jardin d’Éden, qu’il a pour fonction de cultiver […] ». Dès lors, Patte de Jaguar renaît à la nature pour devenir un être total, en parfaite harmonie avec son environnement. Il ne fuit plus : il affronte. Il tire désormais parti de ce que la nature lui offre pour se défendre. Les rôles s’inversent : la proie devient prédateur, le chassé devient chasseur. Les guerriers mayas menés par Zéro Loup, jusque-là maîtres de la traque, se retrouvent à leur tour traqués, devenus étrangers à l’environnement qui les a vus naître. La nature, qu’ils ont reniée, se retourne littéralement contre eux — jaguar, serpents, frelons deviennent autant d’armes au service de notre héros. Ils sont relégués au rang de bêtes acculées, comme le suggère la scène où Zéro Loup périt, pris au piège comme un simple tapir.

Cette thématique réside également dans la manière dont le personnage de la femme de Patte de Jaguar peut être perçu, comme une allégorie de cette nature. Il existe en effet une analogie frappante entre le chemin parcouru par le héros pour retrouver sa compagne et sa propre reconquête d’un lien perdu avec le monde naturel. Il doit la sauver avant qu’il ne soit trop tard — comme l’homme moderne doit impérativement se reconnecter à la nature avant qu’elle « ne puisse plus rien lui offrir »… et pour se sauver lui-même. Ce parallèle est symbolisé de manière explicite dans une scène forte : un guerrier maya sectionne la liane qui aurait permis à Patte de Jaguar de hisser sa femme et son fils hors du puits. Sur le plan symbolique, ce geste marque la rupture brutale entre le héros, sa famille, et l’environnement d’origine. (Notons que c’est précisément à ce moment que le convoi quitte le lieu du massacre pour se diriger vers la cité, incarnant la bascule du monde naturel vers le monde corrompu).

De même, une phrase qui revient de façon récurrente, à des moments cruciaux, dans la bouche de la femme du héros, renforce cette lecture allégorique : « Reviens-moi. » Cette injonction s’adresse bien sûr à son mari, mais elle peut aussi être entendue comme un appel lancé à l’humanité tout entière. Une supplique de la nature elle-même, réclamant que l’homme retrouve le chemin de l’harmonie perdue.

Apocalypto se présente ainsi comme une mise en garde. Pour Mel Gibson, l’homme s’est, depuis trop longtemps, coupé de la nature — et il doit d’urgence s’y rattacher, sous peine de se condamner lui-même. Cette idée est d’ailleurs magistralement traduite dans les deux plans qui encapsulent le film : le premier nous montre un animal surgissant de la forêt à toute vitesse, fuyant sans doute quelque menace ; le dernier montre un homme — Patte de Jaguar — retournant vers cette même forêt pour s’y réfugier.

En somme, tout le message du film tient dans cette trajectoire inversée : l’animal fuit un monde dévasté par l’homme ; l’homme, enfin lucide, choisit de retourner vers la nature. Deux plans qui, à eux seuls, résument toute la portée du récit.


2. La décadence des sociétés humaines :

Dans Apocalypto, Mel Gibson brosse le portrait sans équivoque d’une société profondément malade. Non contente de détruire son environnement, elle avilit l’être humain, qu’il soit pauvre ou riche. Les plus démunis survivent dans un dénuement extrême à la périphérie de la cité, tandis que les élites brillent par leur immoralité, leur mépris profond du peuple et leur soif insatiable de pouvoir. On découvre également que la vie de la cité repose sur l’esclavage — un fait attesté par les mayanistes.

Comme évoqué précédemment, la cité et ses troubles nous sont donnés à voir à travers le regard des captifs. Ce que l’on nous présente comme une société rayonnante, vitrine éclatante de la civilisation maya — incarnée notamment par ses imposantes pyramides — se révèle en réalité vile, violente, livrée à l’anarchie et au désordre. En somme, une société en pleine décadence.

Après ce constat accablant, Gibson enfonce le clou en dénonçant la duplicité des élites dirigeantes. Dans une période troublée, le peuple se tourne vers la religion, dont la classe dominante — elle aussi corrompue et déshumanisée — se sert pour renforcer son emprise. Deux reproches sont fréquemment formulés par les détracteurs du film, qui y voient une preuve d’ignorance : d’une part, seuls les individus de haut rang (rois, guerriers, etc.) auraient été sacrifiés aux dieux ; d’autre part, les Mayas possédaient de vastes connaissances en astronomie, notamment en matière d’éclipses, qu’ils savaient prévoir. Je ne reviendrai pas ici sur la place de l’historicité dans le cinéma de Mel Gibson, sujet auquel j’ai déjà consacré une critique à propos de Braveheart. Gibson nous donne à voir une société où toute valeur semble avoir disparu. Dans ce contexte de dégénérescence morale, il n’est pas absurde d’imaginer un roi s’affranchissant de ses devoirs religieux, ce qui expliquerait la nécessité de capturer des hommes à l’extérieur pour les sacrifices. Avant de procéder aux meurtres rituels, le prêtre va jusqu’à prononcer ces mots — « […] guerrier valeureux et volontaire […] » — qui constituent un mensonge manifeste et offrent une preuve supplémentaire du dévoiement d’une société ne respectant même plus ses dieux.

Quant à l’éclipse, le film suggère très clairement — par un jeu de regards explicite — que le roi, le prêtre et autres aristocrates étaient parfaitement conscients de l’imminence du phénomène. Le peuple, en revanche, étranger à ces savoirs, perçoit cet événement naturel avec terreur et se tourne instinctivement vers ses dirigeants pour conjurer la menace. C’est précisément par leur savoir que les élites conservent leur ascendant, exploitant l’ignorance des masses et entretenant l’illusion que les prêtres peuvent dialoguer avec les dieux. Gibson dresse ainsi le portrait d’une classe dirigeante manipulatrice, uniquement soucieuse de préserver son pouvoir.

La décadence de la civilisation maya l’a rendue vulnérable, proie facile pour les Espagnols, alors au faîte de leur puissance, en quête de nouvelles terres à conquérir. Cela nous renvoie logiquement à la citation de Will Durant qui ouvre le film : « Une grande civilisation n’est conquise de l’extérieur que si elle s’est détruite de l’intérieur. » Une leçon universelle, valable pour toutes les civilisations humaines — y compris la nôtre. C’est précisément ce que Gibson cherche à nous faire comprendre. Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette même citation concluait déjà La Chute de l’Empire romain d’Anthony Mann : tout un symbole.


3. La reproduction de la violence :

Apocalypto met en lumière le cycle de reproduction de la violence au sein des sociétés humaines, à travers plusieurs éléments narratifs. À une échelle plus intime, la relation entre Zéro Loup et son fils illustre parfaitement les mécanismes d’intégration dans une société fondée sur la violence. Le jeune homme ne peut aspirer à redre le groupe des guerriers qu’après avoir fait ses preuves au combat. Ce n’est qu’à cet instant que son père, en signe d’acceptation, lui remet un objet qui semble chargé d’une valeur symbolique profonde : son poignard. Cet arc narratif constitue une représentation éloquente de la place centrale qu’occupe la violence dans cette société. Ironie du sort, cette même violence finira par se retourner contre le fils de Zéro Loup, qui en deviendra la victime. Cette dimension du film résonne avec une parole célèbre de Jésus dans La ion du Christ : « Ceux qui vivent par l’épée périront par l’épée. » Une citation d’autant plus pertinente que c’est précisément la mort brutale de son fils qui pousse Zéro Loup à traquer Patte de Jaguar, mû par un désir de vengeance. Une vengeance qui, fidèle à cette culture de la violence, le mènera à sa propre perte. Ainsi, Apocalypto illustre avec force comment la violence engendre la violence, dans un cycle destructeur dont nul ne sort indemne.

Enfin, lors de la scène du sacrifice, une phrase prononcée par le prêtre vient ancrer cette idée dans une perspective plus universelle, en soulignant la relation intrinsèque entre l’homme et la violence : « Guerrier valeureux et volontaire, de ton sang tu régénères le monde d’âge en âge. » Une déclaration glaçante qui érige la violence en principe fondateur de la perpétuation du monde, et donc de la civilisation elle-même.


4. Interpréter l’arrivée des Espagnols :

Ce plan final a suscité de nombreux débats, certains l’interprétant de manière paresseuse en affirmant que l’arrivée soudaine des Espagnols serait assimilable à la venue du Messie — une venue qui, selon cette lecture, se justifierait par la violence intrinsèque de la société maya, mise en lumière tout au long du film par Gibson. Cette violence légitimerait ainsi la colonisation et l’anéantissement d’une culture au profit de la « vraie religion ». À mes yeux, cette interprétation relève davantage d’un procès d’intention à l’encontre d’un réalisateur que l’on cherche trop souvent à caricaturer plutôt qu’à comprendre en profondeur.

Or, une telle lecture va à l’encontre du message fondamental du film, et plus largement, de l’œuvre de Gibson. En effet, son cinéma ne s’attache pas à pointer du doigt une classe sociale ou une frange de la population en particulier. Chez lui, les riches ne sont pas systématiquement les méchants, ni les pauvres les victimes forcément nobles et injustement opprimées. Au contraire, il embrasse une vision globale et nuancée de l’humanité, qu’il dépeint dans toute sa complexité — et surtout dans ses aspects les plus sombres. Qu’ils soient riches ou pauvres, ses personnages incarnent l'éventail de la nature humaine : on y trouve l’homme courageux, loyal, idéaliste, mais aussi le lâche, le cupide, le violent, le perfide, le dérangé… Gibson dresse un portrait sans concession de la condition humaine. Au sommet de cette humanité trouble émerge le héros gibsonien. Plus qu’un simple personnage, il incarne une idée, un idéal, inlassablement persécuté — par les hommes, justement. Ce héros permet aux autres de se transcender, de s’élever au-delà de leur condition première. À travers lui, l’humanité peut aspirer à quelque chose de supérieur. Dans Apocalypto, Gibson aborde frontalement un thème qui, bien qu’implicitement présent dans ses œuvres précédentes, n’avait jamais été traité aussi directement : l’impact des sociétés humaines sur l’homme.

Sur ce point, Apocalypto se révèle plus pessimiste que Braveheart, La ion du Christ ou encore Tu ne tueras point, où les soufs endurées par le héros suscitent, in fine, une forme de prise de conscience collective — une rédemption, ou du moins un éveil de l’âme humaine. Rien de tel dans Apocalypto. Comme évoqué précédemment, dès son arrivée dans la cité, Patte de Jaguar devient notre avatar : c’est à travers son regard que Gibson nous invite à juger les sociétés humaines — d’abord celle des Mayas, puis celle des Espagnols à la toute fin du film.

Fidèle à sa méthode, Gibson ne s’attarde pas sur l’entrée en scène de ce nouveau peuple, qui, une fois encore, ne nous est présenté qu’à travers le regard du héros. Notons d’ailleurs que l’arrivée des Espagnols n’a rien de messianique : elle se déroule sous une pluie battante, dans l’orage, convoquant une imagerie résolument apocalyptique. Nous assistons littéralement à la fin d’un monde. Cette tonalité est renforcée par les paroles de l’oracle (la fillette malade, au milieu du récit), qui évoque l’arrivée des colons comme un cataclysme capable de « détruire le ciel et la terre » — une punition divine, en somme.

Il me semble que l’ambition réelle de Gibson est toute autre : montrer que, selon lui, les sociétés humaines et l’homme en général sont prisonniers d’un cercle vicieux. Une civilisation naît, grandit, atteint son apogée, puis s’effondre dans la décadence. Elle est ensuite remplacée — sinon anéantie — par une autre, émergente ou déjà florissante, qui suivra à son tour le même destin, reproduisant les mêmes erreurs. Car, malgré le age du temps, l’homme reste fondamentalement le même. Et s’il fallait un ultime indice pour étayer cette lecture, observons la réaction de Patte de Jaguar face aux conquistadors : il est le seul à fuir, tandis que ses deux assaillants, fascinés par ces nouveaux venus — qui leur ressemblent pourtant terriblement —, s’en approchent, mus par une attirance quasi fatale. Leur attirance, symbolique, renvoie à cette reconnaissance instinctive de la violence chez l’autre. Le contraste entre leur attitude et celle du héros est d’ailleurs souligné dans la toute dernière scène, dans laquelle le héros renonce à aller à la rencontre de ces hommes venus de la mer, préférant : « Retourner dans la forêt. Prendre un nouveau départ. » Ce choix n’est pas anodin. Patte de Jaguar, témoin direct de la barbarie humaine, refuse de prendre part à une nouvelle boucle du cycle. Issu de la forêt, il incarne un regard extérieur, lucide, capable de juger la société maya pour ce qu’elle est devenue : une Babylone mésoaméricaine à l’agonie, déconnectée de la nature. Contrairement à ses poursuivants, élevés dans le tumulte d’une civilisation décadente, il a su reconnaître les signes d’un effondrement inévitable — horizon commun à toutes les sociétés humaines.

En parfait héros gibsonien, Patte de Jaguar incarne une idée de l’homme fondée sur un retour à l’essentiel, à la nature, aux valeurs simples et universelles. Mais, pour la première fois dans la filmographie de Gibson, cet idéal ne triomphe pas. Le héros contemple la chute d’un monde et l’aube d’une nouvelle ère — dans un darwinisme appliqué aux civilisations — avant de s’en retourner dans la forêt, que même la caméra se refuse à suivre. Ce retrait du regard scelle la fin du récit, laissant le spectateur seul face à une vérité amère : l’homme est peut-être incapable d’échapper à sa propre nature.


5. « Incarner » une poursuite :

Avec Apocalypto, Mel Gibson cherche avant tout à renouer avec un fantasme de cinéphile : celui d’une poursuite « incarnée ». Dans l’imaginaire collectif, la poursuite constitue probablement l’un des schémas narratifs les plus immédiatement associés au cinéma d’action. Il s’agit d’un motif archétypal, mille fois exploité, souvent jusqu’à l’épuisement, par des générations de cinéastes. Et pourtant, à force de répétition, ce ressort fondamental du septième art a progressivement perdu de sa substance, se vidant de sa force première, de son énergie brute et de sa charge symbolique presque enfantine. Car au fond, qu’est-ce qu’une poursuite ? Une simple trajectoire d’un point A vers un point B. Un départ, une arrivée. Rien de plus — et pourtant tout est là. Car ce déplacement linéaire n’est pas anodin : il incarne à lui seul le mouvement de l’humanité. De la naissance à la mort, de l’innocence à la conscience, de l’origine à la chute, la poursuite peut — et doit — devenir le d’une quête initiatique. Certains chefs-d’œuvre du cinéma d’action — Apocalypto en tête, aux côtés de Mad Max: Fury Road — parviennent à transcender cette mécanique en lui conférant une structure circulaire : on part du point A, on e par le point B, et l’on revient au point A. Mais ce retour n’est jamais un simple recommencement : il est transformé, chargé de sens, empreint de révélation.

Dans Fury Road, cette boucle exprime l’ironie tragique d’un espoir déplacé. Les héros fuient un enfer dans l’espoir de trouver un paradis, pour découvrir que ce paradis n’est autre que l’enfer qu’ils avaient fui. Chez Gibson, le mouvement revêt une dimension plus métaphysique : Apocalypto retrace non seulement la fuite d’un homme, mais le parcours même de l’humanité.

Le film s’ouvre sur un plan d’une brutalité saisissante : un animal s’échappe de la forêt, poursuivi par une horde d’hommes. Suit la découverte du village de Patte de Jaguar, représentation idéalisée des premières sociétés humaines, en harmonie relative avec leur environnement. Vient ensuite l’immersion dans la grande cité maya, reflet d’une civilisation à son apogée — ou plutôt à son crépuscule — gangrenée par la peur, la décadence et la violence sacrificielle. Enfin, le troisième acte nous ramène dans la forêt, avec ce plan final de Patte de Jaguar et de sa famille s’y enfonçant, comme pour y retrouver un refuge originel, une promesse de salut. La boucle est bouclée. Le récit nous renvoie au point de départ, mais le regard du spectateur a changé. Car si l’animal du début fuyait la forêt dans un chaos instinctif, le héros y retourne avec une conscience aiguisée. Il ne fuit pas : il choisit.

Ce parcours peut également être lu à travers le prisme du héros gibsonien, tel qu’il apparaît dans toute la filmographie du réalisateur : une figure idéale, persécutée, qui ouvre la voie au déement de la condition humaine. Patte de Jaguar devient ici le guide d’un retour à la nature, à l’essentiel, aux valeurs premières. Il incarne la possibilité — fragile — d’un renouveau.

Voilà ce que signifie, selon moi, « incarner une poursuite » : insuffler une âme à une structure narrative galvaudée. La rendre signifiante, profonde, presque tragique. Chez Gibson, la poursuite devient un vecteur de sens, une parabole sur la condition humaine. Il nous montre d’où l’homme est parti — la forêt, le village —, où il en est arrivé — la cité, la corruption, la violence —, et où il devrait retourner pour échapper à l’inéluctable chute : la nature, la simplicité, la paix.

Mais Gibson n’est pas dupe. Il sait, et nous montre, que ce retour est loin d’être acquis. Patte de Jaguar choisit la forêt, mais l’homme, dans sa globalité, choisira sans doute encore la ville, la guerre, l’orgueil, la ruine. En cela, Apocalypto est peut-être le film le plus sombre de son auteur : l’idéal est là, à portée de main, — encore faut-il, pour le redre, « avoir le courage de le suivre », pour reprendre les mots du père de William Wallace dans Braveheart.


6. Du propos à portée universelle à la polémique bassement idéologique, il n’y a qu’un pas :

Depuis La ion du Christ et les dérapages qui ont précédé la sortie d’Apocalypto, l’image de Mel Gibson semble irrémédiablement entachée par les accusations d’antisémitisme. L’homme, davantage encore que l’artiste, est devenu la cible d’une hostilité qui semble précéder toute analyse de son œuvre. C’est dans ce contexte particulièrement tendu que certains critiques ont abordé Apocalypto, préférant l’acc de racisme ou d’idéologie nauséabonde plutôt que d’interroger le sens véritable de sa démarche artistique. Ces accusations, à la fois paresseuses et malveillantes, réduisent à une simple attaque ad hominem un parti pris pourtant porteur d’une symbolique d’une portée résolument universelle.

Pour comprendre le regard que Gibson pose sur les civilisations humaines, il convient de replacer Apocalypto dans l’ensemble de sa filmographie. Qu’il s’agisse des pharisiens dans La ion du Christ, de l’État-major et des soldats dans Tu ne tueras point, des Anglais dans Braveheart, ou encore des villageois dans L’Homme sans visage, les antagonistes chez Gibson ne sont jamais pensés selon une logique ethnique ou identitaire. Ils incarnent plutôt des archétypes universels : la corruption, la lâcheté, la cruauté, la manipulation. À travers eux, Gibson ne vise pas tel peuple ou telle culture, mais la part sombre et invariable de la nature humaine. Dans cette logique, les prêtres mayas d’Apocalypto ne sont rien d’autre qu’une nouvelle déclinaison de cette critique globale de la civilisation. Le portrait qui en est fait est celui d’une société hiérarchisée, où une élite dominante instrumentalise la foi et la peur pour asseoir son pouvoir. Une société qui, lorsqu’elle se sent menacée, bascule dans une violence sacrificielle d’autant plus radicale qu’elle est désespérée. Ce schéma, Gibson aurait pu l’appliquer à n’importe quelle civilisation. Car ce qui l’intéresse, ce n’est pas un peuple en particulier, mais le fonctionnement profond de toute société humaine.

Prétendre que ce film est raciste, c’est er complètement à côté de son propos. C’est confondre la représentation d’un phénomène historique avec une volonté de stigmatisation. Ce n’est pas parce qu’un cinéaste met en lumière les dérives d’une civilisation qu’il nourrit pour autant une hostilité à son encontre. Gibson ne juge pas les Mayas parce qu’ils sont mayas : il les montre en tant qu’exemple d’un cycle universel de grandeur, de décadence et de chute. Le même cycle qui traverse l’Histoire de toutes les civilisations, sans exception. On pourrait même dire que si Gibson avait choisi de situer son intrigue dans l’Europe chrétienne, dans l’Espagne du Siècle d’or ou dans l’Amérique moderne, les critiques l’auraient encensé. Car notre époque semble plus prompte à l’autoflagellation qu’à l’honnêteté historique, plus soucieuse de se repentir que de comprendre. Il faut le redire : toute civilisation, quelle qu’elle soit, a ses parts d’ombre. Et parce que cela fait partie intégrante de l’expérience humaine, pourquoi le cinéma devrait-il s’interdire de les représenter ? Doit-on, au nom d’un conformisme idéologique ou d’un humanisme de façade, édulcorer l’Histoire et censurer toute représentation qui ne s’aligne pas sur une vision utopique et aseptisée du monde ? Gibson, lui, refuse cette hypocrisie. Et c’est précisément ce qui le rend si inconfortable pour certains. Il regarde l’homme tel qu’il est, dans toute sa complexité, sa beauté, mais aussi sa violence et sa cruauté. Son œuvre, loin des discours simplistes, interroge ce que l’humanité fait d’elle-même lorsqu’elle oublie d’où elle vient — et ce vers quoi elle court lorsqu’elle renonce à toute forme de transcendance.

Avec Braveheart, Mel Gibson a démontré l'étendue de son talent de réalisateur, un talent qu’il a porté à son paroxysme avec le sublime La ion du Christ. Avec Apocalypto, il récidive en livrant une mise en scène d’une intensité rare, à la fois ultradynamique et profondément immersive. Conscient que les caméras traditionnelles ne lui permettraient pas de concrétiser ses ambitions, il s’approprie avec une aisance déconcertante la caméra numérique ultralégère Genesis de Panavision. Cet outil lui permet de capturer des plans à couper le souffle, et surtout de filmer au plus près de l’action, accentuant ainsi l’immersion et la tension dramatique de certaines scènes, notamment la haletante course-poursuite dans la jungle, mise en valeur par la superbe photographie de Dean Semler.

Quant à la bande originale, le regretté James Horner y insuffle une dimension mystique grâce à des sonorités tribales puissantes et envoûtantes. Apocalypto impressionne également par la richesse de ses décors monumentaux, dont la grande majorité — y compris les pyramides — a été construite in situ pour accentuer le réalisme. Ces décors ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les fresques spectaculaires de Cecil B. DeMille, dont Gibson apparaît ici comme un digne héritier.

Au-delà de cette filiation évidente, le cinéaste puise également dans l’audace stylistique de son mentor George Miller, notamment dans la construction de la course-poursuite centrale. Apocalypto pourrait ainsi être perçu comme l’un des nombreux, sinon le meilleur, des rejetons de la saga Mad Max. L’influence est manifeste : une course-poursuite effrénée digne de Mad Max 2, une cité en pleine décadence dans la droite ligne de Au-delà du Dôme du Tonnerre... L’univers post-apocalyptique de George Miller semble hanter l’ADN même du film de Gibson. Mais l’influence ne va pas que dans un sens. En 2016, Mad Max : Fury Road, salué unanimement par la critique, laisse entrevoir une réciprocité d’inspiration : son schéma narratif — voyage du héros en trois temps, grossesse centrale (celle d’une concubine d’Immortan Joe), Citadelle oppressante — évoque à bien des égards Apocalypto. Dans les deux films, la course-poursuite possède un sens profond. Si la poursuite de Mad Max figure le parcours d’une vie — quitter le foyer, vivre une odyssée, puis revenir changé à son point de départ — celle d’Apocalypto symbolise l’histoire d’une civilisation : quitter le village originel, traverser l’apogée urbaine et technologique, avant de revenir à la nature, après avoir constaté l’inéluctable déchéance inhérente à tout système civilisé.

Mais l’héritage d’Apocalypto dée la seule saga du cinéaste australien. Il imprègne également l’autre grande épopée de science-fiction du début du XXIe siècle : Avatar de James Cameron. Car au-delà de ses ambitions pédagogiques ou spirituelles, le cinéma se doit aussi de divertir. Gibson, en héritier assumé du cinéma d’action des années 1980, réactive ses codes pour offrir un spectacle aussi jouissif qu'effréné. Outre Mad Max, on pense à Conan le Barbare de John Milius, Predator de John McTiernan ou encore Rambo : First Blood de Ted Kotcheff.

Fidèle à son univers, Gibson parsème Apocalypto de références bibliques. On peut évoquer le parallèle entre la chute de la civilisation maya et les dix plaies d’Égypte, la fuite de Patte de Jaguar rappelant celle des Hébreux de l’Exode, ou encore l’ascension de la pyramide, qui n’est pas sans évoquer le calvaire du Christ gravissant le Golgotha. Ce motif de l’ascension sacrificielle, d’ailleurs, semble récurrent chez Gibson : on le retrouve dans La ion du Christ, dans Apocalypto, mais aussi dans Tu ne tueras point, avec l’escalade héroïque de la falaise d’Hacksaw.


Conclusion :


Sans doute l’un des films les plus dépaysants de ces dernières années, Apocalypto constitue, aux côtés de La ion du Christ, l’apogée de la carrière de Mel Gibson. Puissant, bouleversant, d’une rare intelligence — tant dans son propos que dans sa mise en scène —, ce récit d’aventure aux accents mythologiques est mené d’une main de maître par un cinéaste au sommet de son art. Apocalypto esquisse un portrait peu flatteur mais lucide de nos sociétés et de la condition humaine. Véritable œuvre désenchantée, profondément pessimiste quant à l’avenir de l’homme et de ses civilisations, le film nous exhorte à rompre avec les symptômes d’une décadence inéluctable, de suivre la trajectoire de son héros, pour espérer un renouveau. Pourtant, l’épilogue, d’un fatalisme implacable, laisse peu de place au doute : aux yeux de Mel Gibson, l’homme semble condamné à répéter inlassablement les erreurs dictées par ce qu’il considère comme sa nature profonde.


10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Ces films visuellement sublimes

Créée

le 24 sept. 2023

Critique lue 528 fois

8 j'aime

7 commentaires

Antonin-L

Écrit par

Critique lue 528 fois

8
7

D'autres avis sur Apocalypto

Apocalypto
10

Critique de Apocalypto par limma

Un grand film d'aventure plutôt qu'une étude de la civilisation Maya, Apocalypto traite de l’apocalypse, la fin du monde, celui des Mayas, en l'occurrence. Mel Gibson maîtrise sa mise en scène, le...

Par

le 14 nov. 2016

77 j'aime

21

Leave the Mayas alone!

Formellement, le film est plutôt réussi. Les courses-poursuites dans la jungle sont filmées de manière énergique, et pour qui est aussi fasciné par la violence que Mel Gibson, Apocalypto réserve son...

Par

le 29 janv. 2015

50 j'aime

36

"L'homme est un loup pour l'homme."

Apocalypto est une oeuvre magnifique à tout point de vue. Un film qui, au delà de son aspect aventuresque prononcé, accorde une grande partie aux coutumes des tribus Mayas. Mel Gibson opte pour deux...

Par

le 5 déc. 2016

47 j'aime

5

Du même critique

Maladroit, bête, prétentieux… Du pur Ridley Scott

Cette critique contient des spoilersIntroduction Réalisateur des Duellistes, Alien, Blade Runner, Thelma et Louise ou encore Gladiator, Ridley Scott semble depuis quelques années victime d'une longue...

Par

le 27 juin 2023

13 j'aime

11

Braveheart, ou l'acte de naissance d'un grand cinéaste

Introduction : Couronné de cinq Oscars, dont ceux du Meilleur film et du Meilleur réalisateur, Braveheart marque l'entrée de l’acteur Mel Gibson au panthéon des grands cinéastes. Si beaucoup...

Par

le 12 oct. 2023

9 j'aime

6

Apocalypto
10

L'Apocalypse selon Mel Gibson

Introduction : À la suite du succès retentissant de La ion du Christ, Mel Gibson entend bien réaliser son film de poursuite. Apocalypto nous conte l’histoire de Patte de Jaguar, un jeune Maya...

Par

le 24 sept. 2023

8 j'aime

7