Combien de cinéastes ont un style reconnaissable entre tous ? Très peu, et Bresson est de ceux-là. Dès le début, on est bien chez Bresson : cette façon d'enchaîner les scènes d'une façon abrupte, ces gros plans sur les pieds ou les mains, très peu de musique... une sécheresse qui confine à l'abstraction. Les acteurs (ou les dialogues ?) qui sonnent souvent faux - un aspect auquel je suis souvent réticent. Bresson veut concentrer l'attention sur ce qui fait l'essence du cinéma : la plastique de l'image et le montage.
Pour ce qui est du fond, la même thématique revient de film en film : le bien et le mal, la liberté, la foi. Ici, l'idée formidable est de la faire porter par un âne. Animal évangélique par excellence, puisqu'il est présent de la naissance du Christ (dans l'imagerie populaire, avec la crèche) à sa mort (c'est juché sur un âne que Jésus pénètre dans Jérusalem aux Rameaux, ce qui caa sa perte). Animal très beau aussi, très photogénique. Animal à la fois dans le mouvement (on le voit caracoler tout le long du film) et dans la permanence (son coté obstiné, sa présence perpétuelle à l'écran).
C'est bien une métaphore, audacieuse, du Christ que propose Bresson. Un Christ qui n'échappe pas à l'expérience sensuelle, comme le montre l'ambiguë scène du début où la jeune fille le fleurit et l'embrasse. Un Christ qui subit la plupart du temps la méchanceté humaine : pourchassé par des paysans, ridiculisé par la bande de jeunes loubards, martyrisé par leur chef (la scène du pétard attaché à la queue), abandonné par ses maîtres lorsqu'il semble être devenu inutile... C'est finalement Arnold le tueur alcoolique qui le sauvera, selon une idée bien évangélique elle aussi, qui veut que ce sont les moins-que-rien qui sont les plus proches du Royaume. Provisoirement, puisque Balthazar finira,
victime d'une balle de douanier, agonisant au milieu des moutons, dans une scène absolument superbe.
Le mal est incarné, donc, par Gérard. C'est un mal séduisant - sans jeux de mots -, auquel Marie ne résistera pas. La scène dans la 2 CV, suivie du jeu de poursuite autour de Balthazar, est ionnante. Là, Marie bascule du côté diabolique, non sans avoir pleuré la perte de ses illusions. Jacques, son amour d'enfance, n'avait pas eu le temps d'achever de graver le coeur qui l'unissait à Marie, et la mort de sa soeur avait tout remis en jeu.
Il ne parviendra pas à la récupérer, Marie ayant goûté à "la vraie vie", celle où le vice prospère.
Bresson ne se pose pourtant pas en moraliste me semble-t-il : le mal y est décrit comme nécessaire (sinon l'ennui guette), et même souvent joyeux, à l'image de la bande de jeunes. Les sept péchés capitaux, dûment condamnés par l'Eglise catholique, sont presque tous és en revue : l'orgueil (qui assèche et finalement ruine le père de Marie), la luxure (Merchant avec Marie, qu'il tient sur ses genoux, et dont il achètera les charmes), l'avarice (Merchant toujours), la colère (Gérard détruisant le bar dont Arnold a hérité, l'occasion pour Bresson d'un joli jeu avec les miroirs brisés), l'envie (les villageois qui disqualifient le pourtant honnête père de Marie)... Toute cette humanité se débat avec ses démons, sans pouvoir accéder à la grâce... incarnée par un âne. Un âne qui est toujours là, mais essentiellement impuissant, à l'image du Christ en croix, pieds et poings liés. L'idée, une fois de plus évangélique, est que le Christ ne peut rien sans l'Homme, qu'il ne peut exercer sa puissance qu'à travers lui.
Tout au long de ce parcours, Bresson nous gratifie de quelques scènes marquantes, en plus de celles déjà évoquées :
- la scène de la flaque d'huile qui provoque des accidents - utilisation comique du son et du hors champ ;
- les regards des animaux du cirque confrontés à Balthazar, fascinants ;
- des images de grilles, de fenêtres, de portes qui s'ouvrent et se ferment, motifs redondants chez Bresson ;
- l'image de Marie nue recroquevillée contre le mur, un vrai tableau, utilisé d'ailleurs pour l'affiche.
Tout cela soutenu par une mélancolique musique de Schubert, seule musique, qui revient comme la plainte muette de Balthazar.
Un film très riche, dont je n'aborde ici que quelques aspects. A voir et revoir, probablement.