J’estimais avoir tout lu et vu ; je ne prétends pas avoir compris ; sur Blaise Pascal. C’était oublier Roberto Rossellini. Nous sommes en 1970, le maître du néoréalisme italien a abandonné le cinéma pour se consacrer à la télévision, un jeune média qu’il estime prometteur. Il tourne des biographies historiques, sérieuses et éducatives : Socrate, saint Augustin, Descartes, Cosme de Médicis... Le vieux et discret catholique romain n’est guère enthousiasmé par la proposition de son producteur : Pascal, un janséniste à la foi prosélyte. Curieusement, c’est la maladie qui l’aidera à surmonter sa réticence : tous deux souffrirent de violentes céphalées. Il réalise le film en dix-sept jours et refuse de visionner les rushs : « les erreurs font partie du processus de fabrication ». Si le résultat est austère, il est ionnant.
Les biographes ne manquent jamais de signaler, de quelques lignes contrites, sa constitution débile (étymologiquement : qui manque de force physique), mais ils ont tôt fait de l’oublier pour s’extasier sur le génie du géomètre ou du physicien. Le très surprenant et tout jeune Pierre Arditi souffre dans sa chair. Sans plainte, il vacille, tremble et s’évanouit.
Je me suis souvent demandé si l’irable langue écrite de Pascal « ait » à l’oral. Blaise ne sourit guère, mais ses interminables phrases à l’argumentation parfaitement charpentée et aux saillies subtiles, sidérantes ou ironiques, « ent » fort bien. Écoutez : « Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante, le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraye et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi ? » (Les Pensées).
On se surprend à suivre ses raisonnements, à les comprendre et à plaindre ses contradicteurs... Fussent-ils aussi brillants que ce pauvre Descartes qui prétend faire abstraction du monde connu, pour rebâtir un univers sur des éléments certains, à savoir sa seule raison, et, de petits pas en petits pas, remonter jusqu’à Dieu. Pascal est lapidaire, la méthode opère pour saisir notre environnement proche, mais Dieu est infini et donc à jamais inaccessible à notre seule intelligence.
À son habitude, Rosselini élude le mystère, pour ne nous livrer que son fruit. Nous ne verrons rien de la fameuse nuit du 23 novembre 1654. Nous découvrons Blaise jetant fébrilement des notes sur une feuille, puis, insérant son Mémorial dans la doublure de son manteau, avant de la coudre de ses propres mains, sur un fond lancinant de musique grinçante. Il a fait l’expérience de la rencontre du Dieu vivant. « Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ai connu. Joie, joie, joie, pleurs de joie. »
Le film s’était ouvert par une longue et pénible scène de procès de sorcellerie, il s’achève sur une dispute entre médecins rivalisant de sottise... Pascal serait-il le seul être raisonnable de ce Grand siècle ? Il exige de mourir chez les incurables, les plus pauvres... loin des siens, avant de s’éteindre sur un dernier : « Que Dieu ne m’abandonne jamais. »
PS Le téléfilm sera vu, à sa sortie, par seize millions d’Italiens ! Heureuse époque.
PS2 https://www.youtube.com/watch?v=6CxpprqFQUE