Thierry Frémaux l’a reconnu au moment de sa présentation dans la section Cannes Première : si le nouveau film de Carax avait atteint les 60 minutes, il aurait pu le mettre en Compétition. Mais le format atypique de son œuvre, un essai composite de 40 min, est le cœur même d’un projet qui n’a que faire des conventions. À l’origine, le matériau était destiné à une exposition du musée Pompidou qui n’a finalement pas eu lieu, expliquant cette forme libre. Leos Carax offre avec C’est pas moi une récréation visuelle, un temps de réflexion, la réponse par l’art aux questions qu’on pose à un artiste, voire qu’il se pose lui-même continuellement : Où en êtes-vous avec le cinéma ?
Bien entendu, les cinéphiles avertis reconnaîtront dans la forme choisie par Carax une paternité évidente, celle de Godard. Même travail sur le montage abrupt semblant er du coq à l’âne, même jeu de la coexistence entre texte et image, même regard panoptique sur la création audio-visuelle convoquant les archives du cinéma, la mémoire de l’auteur, le flux télévisé ou les potentialités infinies du numérique. Les idolâtres y verront sans doute une pâle copie, alors que l’emprunt est plutôt à considérer comme un jeu de pastiche. Car le cinéaste prend surtout le parti de ne pas trop se prendre au sérieux. Aller jouer sur le terrain du maître crépusculaire et sentencieux, c’est aussi y mettre un peu le bazar, travailler les ruptures, colorer d’une dérision anarchiste qui renvoie bien entendu à son alter ego Monsieur Merde.
Mais il ne s’agit pas non plus de s’en tirer par des pirouettes iconoclastes. Carax, dans ce journal intime, se livre, se questionne, évoque les fantômes du é (Hitler) et les menaces du présent, une inquiétude viscérale sur le cours de l’Histoire, règle quelques comptes (Polanski) et ouvre à son confident spectateur un cabinet de curiosités où la nostalgie se mêle au ravissement. Car l’image n’existe pas sans la musique, complément indispensable de la voix sépulcrale du créateur (là aussi, volontiers ironique), le film déviant souvent vers un clip à la gloire des voix et des mélodies, de Barbara à Bowie en ant par Nina Simone.
Ces soubresauts d’émotions contradictoires, ces lignes directrices sans cesse redirigées et cette durée atypique provoquent un étonnement profus où l’on savoure, exactement comme on le ferait face à un poème, la densité profonde d’une forme close, qui ne cesse de lancer simultanément des perches vers le monde et l’intime. Et la récompense finale de la scène post-générique, éloge de la magie des illusions, nous fait ardemment espérer le retour prochain du cinéaste à la fiction.
(8.5/10)