D’une fluidité remarquable en dépit de la complexité de ses enjeux dynastiques et géopolitiques, Cleopatra est le parfait exemple du grand spectacle intelligent capable de faire vivre à son spectateur une expérience totale. Celle-ci repose d’abord sur une défiance à l’égard des statues, dont les regards sont, comme le répète César, dépourvus de vie, pour préférer l’incarnation : les dialogues associent la poéticité d’une langue raffinée proche des vers de Racine et le naturel nécessaire à la conversation – avec quelques familiarités en prime, ce qui, loin de rendre l’anachronisme saillant, donnent l’illusion de réel – qu’animent d’excellents acteurs ; les décors et les costumes somptueux articulent l’historique et l’exotisme orientalisant, teinté d’une influence Art déco bienvenue.
L’art de Joseph L. Mankiewicz consiste à dévoiler dès les premières minutes l’artificialité congénitale de son spectacle pour inviter le public à ne pas chercher là une authenticité quelconque : César et ses troupes refusent les armes pour se faire acteurs le temps de traverser le marché extérieur et redre le frère de Cléopâtre ; un peu plus tard, la reine d’Égypte fait son apparition cachée dans un tapis enroulé, suivant les codes de la comédie. Ainsi, le cinéaste place au premier plan ses personnages, et les acteurs qui les campent, qui deviennent aussi impressionnants par les dilemmes qui les travaillent que la magnificence de la reconstitution physique de l’Antiquité ; ceux-ci sont acteurs de l’Histoire, ils pèsent sur ce que nous savons de cette période, ils influencent un récit à la linéarité constamment déjouée, appelée « destin ». Il repousse alors en clausule la panthéonisation de Cléopâtre pour représenter, pendant presque quatre heures, la femme : amante et endeuillée, puissante et fragile, séductrice et soucieuse des traditions de sa culture, elle resplendit dans son ambivalence fondamentale, anime les images figées que nous avons d’elle, brise les statues en son hommage pour se mettre à nu, comme le dit Antoine.
Mankiewicz s’intéresse aux ions à l’œuvre dans un corps et un esprit : il signe une mise en scène d’une précision rare captant à merveille les rapports de pouvoir et les relations troubles qui unissent les personnages, chacun saisi dans ses obsessions ; il choisit pour cela le symbole de l’œil, celui de la reine qui espionne derrière une mosaïque, celui d’Antoine qui la voit partir au loin en pensant qu’elle le trahit etc.
Un chef-d’œuvre d’une densité folle qui rappelle que l’essentiel dans le grand spectacle n’est pas tant la somme des artifices déployés que l’épaisseur humaine qui y vit – leçon à transmettre aux blockbusters contemporains.