Voir, entendre, savoir, ce sont des actes qui engagent, qui détruisent

Dans The Conversation, l’image n’a pas le dernier mot. Ici, le cinéma se déplace, abandonne l’œil pour se nicher dans l’oreille. Et pourtant, tout continue de se voir, mais à travers les yeux des caméras de surveillance de mauvaise qualité. Alors la vue n’est plus reine : elle attend, doute, hésite, s’aligne au rythme plus incertaine de l’écoute.

Harry Caul est tant un personnage qu’un état d’être. Un homme poreux, saturé, pas encore dissous mais déjà fissuré. Il vit dans un monde où chaque humain est une menace, chaque confidence un risque. Il parle peu, fume trop, joue seul du saxophone. Il n’est pas un maître du son, mais un prisonnier de ses propres enregistrements. Ce qu’il capte, il le garde, ce qu’il entend, il le rumine. Il est la proie et le prédateur des sons.

Coppola, ici, décompose le monde en couches auditives. À chaque répétition de la même bande, un détail change, une inflexion dévie, un mot s’épaissit. C’est le même dialogue, mais jamais la même écoute.

On pourrait croire que ce film parle d’espionnage, mais il n’a rien du thriller. Il n’y a pas de résolution, pas de révélations. Seulement des voix, des bribes, des accidents de sens. La vérité, s’il y en a une, est une construction paranoïaque, un mirage mental. Le génie de Coppola est d’avoir déplacé le danger. Il ne vient pas des autres, il vient de soi. C’est Harry qui, à force de scruter, de couper, de tendre l’oreille, finit par s’effondrer dans sa propre perception. Il n’y a peut être pas de secret à percer mais il n’y a qu’un homme qui se disloque.

Et puis il y a cette scène, terrible, où Harry démonte son appartement. Meuble après meuble, planche après planche. Il cherche le micro qui le trahit. Mais ce qu’il traque, en vérité, c’est l’origine de son propre mal. Il met son intimité à nu, éventre son espace, comme un corps qu’on ouvrirait à la recherche du symptôme. Il n’y trouve rien. Sauf peut-être l’ironie cruelle de s’être piégé lui-même. À la fin, il ne reste que lui, assis au milieu des débris, jouant du saxophone dans un désert domestique. Son seul refuge : un son qu’il produit, qu’il contrôle, qu’il croit encore sien.

Si j'aime autant ce film, c’est peut-être parce qu'il nous apprend que voir, entendre, savoir, ce sont des actes qui engagent, qui détruisent. Qu’on ne sort pas indemne d’avoir trop bien écouté.

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cadreum

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