Il y a dans le cinéma de Dominik Moll une manière singulière de convoquer le désordre non comme une catastrophe mais comme une lente contamination du réel. Des nouvelles de la planète Mars ne déroge pas à cette ligne : le film commence comme on ouvre un agenda, réglé, quadrillé, pacifié, puis laisse entrer peu à peu une série de perturbations minuscules, infimes, presque anodines, mais qui, mises bout à bout, composent une véritable fêlure dans la continuité du quotidien.
Philippe Mars est cet homme qu’on ne regarde pas, qu’on oublie dès qu’il sort du cadre. Un visage à peine fatigué, une bienveillance sans contour, une existence réglée comme un logiciel qui tourne tout seul. Ingénieur informaticien, divorcé, père d’enfants plus lucides que lui, il incarne ce qu’il reste de l’homme moderne après l’effondrement des utopies et le reflux des ions. Pourtant, dans cette vie sans saillie, un grain de sable vient enrayer la machine : Jérôme, collègue illuminé, débarque comme un virus dans le système. C’est lui l’intrus, le fauteur de trouble, le révélateur.
Ce qui frappe, c’est le ton du film : une mélancolie joyeuse, une drôlerie sans cynisme, comme si Moll refusait de choisir entre la tendresse et la cruauté. Le rire n’est jamais forcé et c'est pour ça qu'il ne viendra pas toujours. Il surgit par glissements, dans le détail, dans l’absurde latent de chaque situation.
Moll filme la société contemporaine comme un décor trop grand pour ses personnages. Les open spaces sont vides de sens, les repas de famille sans chaleur, les institutions (l’école, le travail, la psychiatrie) deviennent des simulacres de rationalité dont on perçoit les failles.
Dans cet univers doucement désespéré, Philippe ne cherche pas tant à comprendre qu’à continuer, il est le contraire du héros : il endure, il compose, il absorbe.
La mise en scène épouse cette hésitation constante entre le trivial et le fantasque. Pas d’effets de style, pas de maniérisme, mais un regard posé, qui laisse les scènes se dérouler jusqu’à ce que l’étrangeté affleure d’elle-même.
L’absurde n’est pas un ajout, c’est ce qui demeure quand on regarde les choses un peu trop longtemps, un peu trop près.
Car ce que cherche Des nouvelles de la planète Mars, ce n’est pas tant à raconter une histoire qu’à capter un état : celui d’un homme perdu dans un monde saturé d’informations, de normes, d’injonctions contradictoires, et qui découvre, par effraction, la possibilité d’un désordre salvateur. Philippe Mars ne devient pas fou, ne change pas radicalement de vie, mais il vacille, il tangue, il s’ouvre. Il ne se transforme pas, il se fissure, et c’est dans cette faille que se loge, peut-être, sa liberté.
Le film se clôt comme il a commencé, dans une fausse quiétude, un silence un peu trop long. Mais quelque chose a changé : le regard, la disposition à l’autre, l’écoute du monde. Moll signe ici un film sur le rien qui devient tout. Il y a des films qui dénoncent, d’autres qui démontrent ; celui-ci propose, doucement, la possibilité d’un déplacement intérieur.