Rien qu’une poignée de main

Ce qui suit étant plus une brève analyse de séquences qu’une critique, elle contient des spoilers.


Il y a cette scène déterminante et géniale dans Django Unchained.

Déterminante dans le sens où elle débouche sur une fusillade d’anthologie qui ouvrira sur le troisième et dernier acte du film, celui du règlement de comptes (dans la grande tradition du western spaghetti, tous les pourris doivent payer).

Géniale parce que Tarantino maîtrise à la perfection le suspense et la tension qui se dégage de ces trois minutes de dialogue faussement cordial, pétri d’animosité larvée.

Au moment où Calvin Candie (Leonardo DiCaprio) insiste pour la poignée de main, dans l’idée d’humilier une dernière fois le docteur Schultz (Christoph Waltz) en le soumettant à son bon vouloir, on comprend qu’un coup de théâtre se prépare. On entrevoit déjà qu’il y aura un (des) mort(s). Mais un peu comme la dernière scène de Gus Fring dans Breaking Bad, tout reste en suspens. Le spectateur sait qu’il va se er quelque chose mais ne voit pas comment, au vu du contexte de la scène (le bad guy est en position de force, rien ne semble pouvoir lui arriver). Il cherche l’indice, le détail qui va tout faire changer, jusqu’à ce que ce dernier se révèle aux yeux de tous (spectateurs comme personnages) au tout dernier moment.


On remarquera alors toute l’emphase que Tarantino met sur la mort soudaine d’un personnage tué d’une balle tirée par un pistolet à manche (en général chez QT, les morts sont soudaines et/ou grotesques). Ce pistolet à manche est un élément scénaristique que Tarantino aura pourtant utilisé deux fois auparavant dans son film. Il y a ce petit coup de feu que l’on entend à peine, semblable à la détonation d’un pétard. Le personnage tué étant la plus grande star du film, sa mort surprend d’autant plus par son caractère prématuré (il reste encore trois quart d’heure de film) que le dernier regard qu’il jette à son meurtrier trahit l’incompréhension puis l’horreur de l’homme qui se voit assassiné. Un trépas surprenant, silencieux, à peine perceptible, et qui détonne avec le déchainement de bruit et de fureur qui va s’ensuivre (la fameuse fusillade gore à Candieland).

Et au milieu de ces deux moments, il y a cette pause en suspens et hors du temps durant laquelle, plutôt que de se mettre à couvert ou d’abattre aussitôt l’homme de main de sa victime, Schultz, pourtant rapide et fine gâchette, se tourne vers son ami pour lui exprimer simplement son regret de ne pas avoir pu résister à la tentation de flinguer une ordure. Et donc de foutre en l’air tout ce qu’ils s’étaient employés à faire durant une heure de film. Le désolement se lisant sur son visage, avec l’esquisse d’un sourire d’adieu, Schultz se condamne ainsi à une mort tapageuse, filmée au ralenti, aux antipodes de celle de sa victime, l’ignoble Candie, que le tout aussi ignoble mais dévoué Steven tient dans ses bras, le pleurant comme un père pleurerait son fils.


C’est là le point de bascule du film. Le moment où Django perd son ami et mentor pour parachever sa trajectoire. Le masque de son héros étant tombé, celui-ci se retrouve seul à défendre sa liberté. Tarantino peut alors se déchainer dans une fusillade jouissive dont les effusions de sang rappellent par leurs excès celles du cinéma de Verhoeven. Sans nier pour autant la dimension dramatique de son intrigue, Tarantino appuie ses effets de façon à choquer mais aussi à rappeler qu’il ne s’agit que d’un film. Un film décrié à son époque par un réalisateur comme Spike Lee, lequel jugeait le film trop complaisant vis-à-vis de son sujet.


Mais depuis Inglorious Basterds, son film précédent, Tarantino est devenu un cinéaste révisionniste, voire carrément adepte de l’uchronie. Il répare les injustices et punis les pourris de la grande histoire à travers le prisme de son cinéma. Conscient que certains pourraient le prendre comme un manque de respect par rapport à la réalité, Tarantino insiste sur ses effets pour rappeler constamment la différence entre le surréalisme par moment quasi-cartoonesque de son film (la mort du personnage joué par Tarantino lui-même en est un exemple) et un film s’emparant plus sérieusement du sujet de l’esclavage. Bien sûr, il n’est pas question d’ignorer le calvaire des esclaves et l’ignominie de ceux qui en ont profité. Certaines scènes comme la mise à mort de D’Artagnan sont là, non seulement pour rappeler la cruauté des traitements infligés aux esclaves fuyards, mais aussi pour faire avancer la narration. C’est lors de cette scène que Schultz, le mentor à l’onctueuse érudition, révèle sa sensibilité en détournant les yeux du massacre quand Django, lui, contemple l’horreur sans broncher. Le rapport de force entre les deux personnages bascule alors : déterminé à sauver sa belle jusqu’à jouer son rôle de salop encore mieux que ne peut le faire Schultz, l’élève s’affirme alors par son imibilité (en réponse à l’hésitation de son premier assassinat, celui du fermier devant son fils) et s’affranchit complètement de l’ombre d’un mentor dont l’humanisme (paradoxal à son rôle de tueur) conduira à la faute et au trépas.


Les antagonistes du film eux sont tout aussi odieux que mémorables, qu’il s’agisse de DiCaprio, parfait dans un rôle à contre-emploi de négrier aussi hautain que sadique, ou de l’autre véritable grand méchant du film, son majordome, Steven (Samuel L. Jackson), un de ces esclaves tellement dévoués à leur maître qu’ils en sont arrivés, par intérêt ou par conviction, à épo le même regard raciste sur ses frères afro-américains. C’est lui qui ne cessera d’avoir Django dans le viseur dès qu’il verra arriver celui-ci sur son canasson (le cheval est un symbole de pouvoir dans le film) et qui, à l’inverse de Candie, ne fera pas l’erreur de le sous-estimer. C’est aussi lui qui fera échouer le plan de Schultz en flairant le pot aux roses, entrainant ainsi la colère de Candie lors de la célèbre scène du crâne. Tout est une question de rapport de pouvoir dans Django Unchained, celui du maître et de ses esclaves bien sûr, mais aussi celui du trompeur Schultz et du trompé Candie, ainsi que celui de Django inversant les rôles à la fin en dominant littéralement ses adversaires du haut de son balcon.


Pour finir, n’oublions pas le premier grand pourri du film, Spencer Gordon "Big Daddy" Bennet, auquel Tarantino et Don Johnson prêtent plus les caractéristiques d’un bouffon (en cela, la voix de Patrick Poivey en vf était une excellente idée) que d’une véritable menace. Tout le monde se souvient de cette scène truculente des capuches, préfigurant le tristement célèbre Klux Klux Klan, où une assemblée de racistes revanchards et encapuchonnés, présidée par Big Daddy, s’engueulent pendant cinq bonnes minutes de dialogue hilarant à propos de la mauvaise confection desdits capuches par l’épouse de l’un d’entre eux. Le décalage entre l’horreur du double meurtre qu’ils comptent commettre, le ridicule de la situation et les tentatives de Big Daddy de calmer leur dispute, confèrent à la scène un humour absurde totalement irrésistible. Et là encore, en terme d’idée comique sur un sujet aussi délicat que le KKK, il fallait oser.


C’est bien dans cette subtile alternance entre humour improbable et déchainement de cruauté que Tarantino fait fort, comme il a toujours su le faire depuis Pulp Fiction (à un Boulevard de la mort près). En ce sens, le final revanchard de son film cristallise à merveille ce savoureux travail d’équilibriste ("Dîtes au revoir à Madame Candie...") et débouche sur une conclusion où, le carnage à peine achevé, Django fait le beau sur son cheval, sappé comme un lord, tout en assurance et en fierté, devant sa belle enfin libérée et vengée. Et ceci sur le thème musical du western comique On l’appelle Trinita. Une autre manière pour Tarantino de rappeler au spectateur que malgré la gravité du sujet de l’esclavage, et toute l’horreur qu’il évoque, Django le revanchard qui fume son cigare à la cool devant Candieland en flammes, ça reste rien de plus que du cinéma. Il serait inapproprié de prendre son film trop au sérieux.

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le 20 mai 2025

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Buddy_Noone

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