Il faudrait peut-être commencer par là : dans Elephant, rien ne pèse, rien ne force. La caméra glisse sur une scène qui n’a pas encore révélé son drame. Gus Van Sant filme les couloirs d’un lycée américain avec ses corps adolescents qui y flottent, la caméra les suit en silence, sans intention apparente, sans désir de signifier.
Tout commence comme une marche. C’est une ligne droite, puis une courbe, puis une autre. Des travellings arrière, des pas dans un couloir, une sonnerie au loin. On pourrait croire à une routine, à une indifférence, à un film adolescent comme il en existe des centaines. Mais très vite, une étrangeté s’installe, presque imperceptible. Quelque chose dérange, mais on ne saurait dire quoi.
Cette posture, cette retenue, c’est là qu’elle commence à déranger. Car Van Sant ne filme pas pour expliquer. Il ne cherche pas à faire œuvre de mémoire ni de pédagogie. Il refuse l’hystérie, le pathos, la rédemption. Alors on suit simplement des adolescents non pour les comprendre, mais pour les voir marcher, parler, ne pas parler.
Ce choix de mise à distance, ce refus de la psychologie, constitue à la fois le cœur esthétique du film et sa provocation morale. Car le spectateur, lui, attend. Il sait ce qui va venir ou croit le savoir. Il cherche à interpréter. Il veut des signes, des causes, une trajectoire. Mais Elephant n’offre rien de tout cela. Il brise la promesse du récit. Chaque personnage est introduit, filmé longuement, puis laissé là. Pas d’arc narratif.
La structure du film, fragmentée, circulaire, renforce ce sentiment de fatalité. Les scènes se répètent selon des points de vue légèrement différents, les temporalités s’enchevêtrent pour souligner l’opacité, la redondance, l’usure du sens.
Et puis vient le basculement. Van Sant filme le age à l’acte avec la même sécheresse, la même planéité que les scènes précédentes. Pas de rupture formelle. Pas de sursaut musical. Pas de changement de rythme. Le mal n’est pas souligné. Il est.. On est saisi, non par la violence elle-même, mais par sa neutralité. Le sang coule comme un détail. La caméra ne panique pas. Elle continue de suivre, de flotter. Comme si elle disait : même cela, je ne le commenterai pas.
C’est ici que le film devient inable au sens fort. Il ne e plus les discours. Il renvoie chacun à son propre silence. Il ne s’adresse pas à l’intellect, mais à la zone trouble où l’on ne sait plus si l’on doit regarder ou détourner les yeux.
Il y a un moment dans le film, minuscule, où un adolescent photographie un arbre, la tête penchée. Rien ne se e. C’est ce moment que je retiens. Ce rien. Ce geste sans poids. Ce fragment de monde regardé pour lui-même, hors récit, hors drame. C’est là que réside, peut-être, la douleur du film : dans l’impossibilité de faire entrer le réel dans une forme qui le contienne.