Avec Julie (en 12 chapitres), Joachim Trier ne filme pas un personnage, mais un précipité d’âges, d’humeurs, de visages qui se succèdent. Julie n’a pas une identité, elle en a trop. Elle n’est pas l’héroïne d’un récit, elle est le récit lui-même, éclaté, pulsatile, comme la pensée d’un spectateur qui se perd dans sa propre vie pendant la projection.
À la surface, on pourrait croire à une histoire d’amour : entre une femme et deux hommes, entre un présent flou et un avenir qui tarde.
Alors, il y a Aksel, le quadragénaire érudit, est de ceux qui pensent que les mots peuvent encore réparer le monde. Il vit dans une mémoire du futur, dans un temps où la culture servait encore à nommer les choses. Il est la densité, le poids des références, l’amour articulé. Quant à Eivind, lui, est la transparence du présent, la joie immédiate, le sourire qui ne demande rien. Il est l’épure. Mais Julie n’est pas à partager entre ces deux pôles : elle les traverse, les habite un temps, les quitte.
Trier filme les visages comme des paysages intérieurs, sans y poser de légende. Il laisse la caméra effleurer les regards, longer les silences, enregistrer les hésitations. La mise en scène épouse l’errance douce, parfois tragique, de son personnage.
Et puis surgit l’arrêt du temps : cette séquence suspendue, magique, où Julie court dans un Oslo figé. Ce moment, d’une évidence bouleversante, dit tout ce que le film cherche à atteindre : la coïncidence, l’alignement soudain entre l’intime et le monde, le sentiment, si rare, que le réel s’ajuste à nos battements.
Mais très vite, cela se défait. Aksel tombe malade, le monde recommence à tourner. Il n’est plus question de figer le temps mais d’apprendre à s’en détacher. C’est dans cette bascule que le film prend une ampleur existentielle. Il ne s’agit plus de désirer, mais de survivre au désir. Il ne s’agit plus de choisir, mais de comprendre ce que choisir veut dire, lorsqu’on a déjà perdu ce qu’on n’avait pas encore.
Julie, c’est cette femme sans rôle fixe, sans vocation arrêtée. Elle refuse d’endosser des figures : la femme libre, l’amante fidèle, l’artiste sincère, parce qu’elle sent à chaque fois la fiction derrière.
L’indécision devient alors une position éthique : celle de ne pas mentir à soi-même. Chaque métier, chaque amour, chaque geste est une hypothèse, une manière d’essayer la vie.
Ce qui émeut profondément, c’est la justesse avec laquelle Julie (en 12 chapitres) parvient à incarner un désordre qui n’est jamais chaotique, mais vital. On n’assiste pas à un échec, mais à une série de tentatives, et c’est là, dans cette obstination, que se niche une forme de grâce.
Sa conscientisation constante de sa quête incessante d'épanouissement résonne dissonamment avec la temporalité, créant un décalage entre elle, le temps, et ses rencontres, rendant ardu le déement de ses incertitudes.
Trier signe un film-miroir, une réponse possible à la saturation de l’époque, où l’identité n’est plus donnée mais à construire sans modèle.
Julie n’est ni un emblème ni un symptôme. Elle est une forme d’inexactitude émotive, une manière de traverser le monde sans y prendre tout à fait racine. Et c’est peut-être cela, au fond, être contemporain : ne pas vouloir se fixer, mais éprouver chaque instant.