On pourrait d'emblée dire que la Dolce Vita flotte sur la surface d’un monde dont la profondeur s’est évaporée. Ce que Fellini compose ici, c’est une tragédie sans chœur, une apocalypse élégante dont le héros ne tombe pas mais s’effiloche, lentement, dans les plis d’une réalité sur-signifiante.
Marcello Mastroianni épouse Marcello Rubini, son inconsistance, ses esquives, ses demi-élans. C’est un homme troué, sans lieu fixe, qui ne cesse de fuir le cœur battant des choses pour se réfugier dans les lueurs de la surface. Il est partout à moitié, et nulle part tout à fait. Le père qui s’éclipse, la fiancée que l’on fuit, l’amante trop idéale, l’enfant inaccessible. Chaque figure que le film lui tend, s’efface aussitôt. Ce n’est pas qu’il renonce. Fellini filme ce vide sans le remplir, ce vide qui n’est pas un manque, mais un trop-plein de signes, d’images, de sons dans une Rome saturée de sa propre représentation.
La Rome de La Dolce Vita est un lieu baroque qui tourne sans fin, une ville possédée par son propre reflet. L’image y est omniprésente, mais elle n’ouvre sur rien. Elle renvoie sans cesse à elle-même, comme une icône vidée de toute consistance. On ne regarde plus, on consomme. On ne parle plus, on performe et l’actrice Sylvia (Anita Ekberg) l’incarne parfaitement.
Fellini saisit ce moment où le sacré ne disparaît pas mais change de forme. Où l’on ne croit plus à Dieu, mais où l’on croit encore à l’image. La scène de la Madone est exemplaire : des enfants “voient” la Vierge, les caméras les encerclent, la foule s’agglutine, les corps se pressent. Le miracle n’est pas la vision, mais le dispositif qui la produit. Le spirituel est devenu spectacle.
Et pourtant, le film n’est jamais cynique. Lorsque Marcello retrouve Steiner, l’intellectuel raffiné, il croit encore à une possible issue, un modèle d’intelligence, de recul, de dignité. Mais Steiner aussi est une chimère. Et sa disparition, brutale, tragique, referme toute voie d’émancipation. Même la pensée ne sauve plus. Même la culture échoue à donner forme à l’existence.
Et puis vient la fin. Une plage. Un monstre marin échoué. Une fille blonde, pure, comme surgie d’un ailleurs. Elle parle, mais Marcello ne l’entend pas. La musique se retire. Il reste ce regard caméra, ce silence épais. Ce n’est pas une clôture, c’est une séparation définitive. Le monde n’est plus partageable. On ne se comprend plus. On ne s’entend plus. Elle ne vient pas guérir, mais attester que quelque chose a été définitivement perdu.
Et pourtant. Et pourtant, Fellini laisse filtrer quelque chose qui relève encore de la grâce. Non pas une rédemption, mais un regard. Une manière de cadrer, d’enrouler les corps dans la lumière, de suivre un mouvement jusqu’à son point de décomposition.
Le film est un mausolée baroque, un tombeau pour une époque qui croyait encore pouvoir célébrer la vie dans les éclats du luxe, du sexe, de l’art, de la modernité. Et ce tombeau est beau. Il scintille. Il nous aspire. Comme Marcello, on voudrait y rester. Mais la mer monte. Et avec elle, emporte tout.