Traiter le mal par le mal

Combien de réalisateurs ont vu leurs films se faire mutiler sur la table de montage ? Rien que dans le cinéma fantastique et de science-fiction, de nombreux exemples sont és à postérité (Blade Runner, Alien 3, Dune...). La Forteresse noire fait partie de ces films qui n'ont pas eu la chance de se voir offrir un director's cut révélant toute la richesse du projet initial. Mutilé par la Paramount, le film est resté le même depuis 30 ans : imparfait mais doté de qualités esthétiques et thématiques indéniables.

Quitte à faire un raccourci un peu hasardeux, nous pourrions dire que Michael Mann a un peu chercher cette situation conflictuelle avec le studio, tant La Forteresse noire est une histoire de confrontation qu'elle soit idéologique, philosophique ou spirituelle. Nombreuses sont les scènes où les personnages se font violemment face : Theodore Cuza (le professeur juif) contre Mihail Fonescu (le prêtre orthodoxe), Kaempffer (le Major SS sanguinaire) contre Klaus Woermann (le capitaine rongé par les remords), et enfin Glaeken Trismegistos (guerrier mystique) contre Molasar (le puissant golem). Le combat entre ses deux personnages — antagonistes, bien qu'indissociables — n'est d'ailleurs rien d'autre qu'un symbole de la lutte incessante du bien contre le mal.

Le film ne verse cependant pas dans le manichéisme et présente un mal séduisant, capable de corrompre les êtres les plus sages. La scène de Molasar proposant au professeur Cuza d'anéantir les nazis si ce dernier l'aide à quitter la forteresse est en ce point un des grands moments du film. Le golem n'a jusqu'à présent tué que des nazis (à l'instar des spectres de l'Arche d'alliance dans Les Aventuriers de l'Arche perdue) et a même sauvé d'un viol la fille du professeur. Il nous apparaît alors comme une entité du bien. Ce n'est qu'en cours de métrage, à la découverte du conflit éternel entre Glaeken et Molasar, que l'on découvre que notre perception du bien et du mal a été faussée. Est-ce propager le bien que de traiter le mal par le mal ? Doit-on faire appel à un monstre pour en terrasser un autre ? Le bien et le mal ne sont-ils pas qu'une question de point de vue ? Ce sont ces questions, heureusement épargnées par les coupes de la Paramount, qui donnent à cette œuvre toute sa saveur.

Cependant, on sent que l'intrigue aurait pu d'être davantage développée, et pour cause, le montage initial de Michael Mann étant de 3h30 avant d'être ramené à la durée rachitique d'1h36. Ces coupes se font malheureusement au détriment du personnage de Scott Glenn (Glaeken), beaucoup trop superficiel dans le montage final. On peut également se demander si des scènes de massacres (toutes hors champs dans le montage actuel) n'ont pas été coupées, puisque La Forteresse noire s'avère bien sage (à deux ou trois exceptions près) pour un film lorgnant du côté du cinéma d'horreur.

D'un point de vue purement cinématographique, le film dispose d'une mise en scène soignée et inspirée. La photographie est magnifique (les éclairages sont dignes d'un film de Michael Mann) à l'instar des décors et costumes. On baigne en plein conte de fées, entre onirisme et cauchemar, fortement inspiré par le cinéma expressionniste allemand (Le Golem [1915 & 1920] de Paul Wegener). On pense aussi bien à l'atmosphère de Stalker de Tarkovsky qu'aux films d'heroic fantasy qui débouleront par la suite dans les années 80 (L'Histoire sans fin, Legend), ainsi qu'à l'univers torturé de Clive Barker (Hellraiser, Cabal). De là à dire que La Forteresse noire a inspiré nombre de ses contemporains, il n'y a qu'un pas... que nous franchissons sans problème ! Les effets spéciaux font leur âge, ce qui irritera certains tandis que d'autres les contempleront avec un brin de nostalgie. Le combat final reste cependant assez laborieux et bâclé, sans doute à cause de la mort du responsable des effets visuels, Wally Veever (2001 : L’Odyssée de l'espace), en cours de production. De ce fait, le film n'est pas très fourni en scènes purement fantastiques, la narration évoluant surtout par l'intermédiaire des dialogues. Enfin, notons la partition de Tangerine Dream, ablement datée (et anachronique), mais qui assure parfois de jolis moments de grâce. La musique électronique est une récurrence dans le cinéma de Michael Mann et ce film n'y déroge pas.

Grand "film malade" parmi tant d'autres, La Forteresse noire n'est qu'un squelette de l’œuvre qu'elle devait être à l'origine, mais un squelette suffisamment solide pour fasciner les spectateurs. Les amateurs de fantastique seront cependant déçus devant la facture générale du métrage, davantage aventure métaphysique que visuelle, et ce malgré un environnement expressionniste envoûtant et un personnage de golem des plus charismatique (mention spéciale à Enki Bilal pour le design). On ne peut s'empêcher d'espérer la sortie future d'un director's cut, mais, sachant que Michael Mann a depuis renié son œuvre dans son intégralité, on peut sérieusement en douter. A défaut, il serait judicieux de sortir le film tel qu'il est aujourd'hui, sur numérique, afin de le libérer du purgatoire dans lequel il erre depuis trop longtemps.

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le 14 avr. 2013

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le 15 avr. 2013

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MajorTom

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