L’inventivité narrative à l’épreuve du silence imposé par les tenanciers de l’Histoire : le principe est vieux comme le monde, mais ne s’essouffle jamais, et semble actuellement prendre un nouvel élan lorsque les femmes documentaristes s’en emparent. Dans Les filles d’Olfa, Kaouther Ben Hania interrogeait, par un jeu de rôle particulièrement fin, le patriarcat et la prise de parole féminine tout en retraçant l’histoire récente de la Tunisie. Il en va de même pour Asmae El Moudir, qui avec La Mère de tous les mensonges, construit un savant dispositif pour briser la loi du silence et les traumatismes de sa famille.
La question de la parole des femmes est au centre d’un nœud familial tenu serré par une grand-mère murée dans sa douleur, et qui a su enterrer sous le silence les drames vécus, allant jusqu’à interdire toute photographie dans la maison familiale. L’élément déclencheur d’une vocation pour Asmae El Moudir, qui devra revendiquer avec force son statut de réalisatrice face à la matriarche, et qui va reconquérir le é par l’imagerie la plus élaborée.
La contribution de toute la famille à l’élaboration d’une maquette du quartier originel et la confection de poupées va ainsi permettre de faire revivre le é, en lui ajoutant couleurs, musique et humanité, phase de nostalgie indispensable avant de pouvoir affronter les démons. Le jeu sur les échelles, les allées et venues entre le monde reconstruit et ceux qui l’élaborent, l’alternance entre le matériau documentaire et la fictionnalisation des souvenirs génère une narration parfois vertigineuse, et qui permettra en tout cas de restituer deux pans majeurs : l’histoire intime et colorée d’une enfance (très belle ouverture sur la photo clandestine prise par la réalisatrice lors d’une fête de quartier) et l’Histoire en noir et blanc, dans laquelle on réprime les affamés par le silence opaque des fosses communes. Un travail qui rappelle La Vie mode d’emploi de Perec par cette façade effacée, donnant accès à toutes les destinées individuelles, et où, apparaît, par quelques ouvertures dérobées, le visage de la réalisatrice.
Le récit poignant trouve toute sa vigueur dans la lutte qu’il nécessite entre les générations, et le conflit avec la grand-mère reprend sur bien des points celui qu’on trouvait dans Les filles d’Olfa, où la perpétuation de la violence patriarcale condamnent les femmes de générations en générations. Le film reste cependant un peu moins rigoureux dans l’établissement des frontières entre fiction et documentaire par rapport au projet de Kaouther Ben Hania, et pourra soulever quelques interrogations dans son écriture. Il est par instant inconfortable de se demander si la grand-mère, joue un rôle lorsqu’elle casse la vitre de son portrait par exemple, et si les échanges conflictuels auxquels on assiste sont des reconstitutions ou pris sur le vif. Cela n’enlève en rien la sincérité du projet général, et son caractère salvateur face à la terrible pesanteur du silence imposé.