La vallée perdue commence comme Conan le Barbare : une immersion dans cet âge ancestral fondé sur la violence, où le rapport à l’autre se résume au viol, au fer et aux flammes. Encadrant le récit, deux séquences d’apocalypse humaine dressent un tableau très breughélien de l’Histoire : la foule se broie et s’amoncelle en charniers, tandis que les survivants attendent que la famine ou la peste s’occupent de leur sort.
Logée au sein de cet enfer sur terre, la vallée éponyme offre une alcôve naturelle propice au merveilleux. La montagne, les ressources, les alpages sont la promesse d’une vie paisible et harmonieuse, d’un retour à l’Eden jusqu’alors inespéré.
Reste à le maintenir en l’état, alors qu’arrive une troupe de mercenaires multiconfessionnelle en ces temps de guerre religieuse.
La vallée perdue est d’une rare intelligence dans sa façon d’établir les nœuds qui gangrènent toute civilisation humaine : à partir du moment où il s’agit de partager avec l’autre, les barrières s’érigent. A l’amour répond le viol, à la religion le satanisme, à la vie collective le pillage. Porté par un humaniste délesté de bien des attaches au monde, Omar Sharif, au service d’un pragmatisme dénué de toute empathie pour l’humain, Michael Caine, le projet d’une régulation de la barbarie s’échafaude dans la douleur et l’intelligence.
Car ils ont beau s’installer à l’écart de l’Histoire, celle-ci cogne aux portes de la vallée. Les décideurs vont devoir acheter la paix et l’établissement de l’utopie sera avant tout politique. De ce point de vue, le film est irable : tout n’est que négociations et concessions entre trois hommes : le fort, le Capitaine, le conseiller avisé, Vogel, et celui dont on ne peut faire l’économie, l’homme d’Eglise fanatique. Au centre, les soldats dont on doit réfréner les élans instinctifs (viol et pillage) et la masse populaire paysanne qui se contente de subir. Pour les manipuler, rien de tel que les visions d’une religion spectaculaire et eschatologique.
Dans cette articulation du social et du mystique, du politique et du fanatisme se construit un regard d’une lucidité désenchantée sur l’humain.
Alors qu’on sait que les jours de la communauté sont comptés, et que seul l’hiver qui coupe les routes les mettra à l’abri de l’extérieur, l’utopie n’en reste pas une bien longtemps. Métaphore d’une Europe ensanglantée, elle reproduit les meurtres fondateurs des textes sacrés pour advenir.
Au fil des dialogues qui jalonnent la constitution, les véritables motifs du questionnement surgissent : de l’utilité de la guerre, et surtout de l’existence de Dieu.
La densité du film est frappante : visuellement riche par ses paysages et ses visages, incarné par de nombreux personnages aux motivations complexes comme le Capitaine ou sa compagne sorcière aux motifs les plus généreux, c’est finalement un véritable essai sociologique, historique et philosophique.
[Spoils]
Au pessimisme radical de son message répond la picturalité éphémère d’une utopie : le bal, les montagnes enneigées ou le sourire de certaines femmes entre deux viols ou bûchers.
Si tout se délite, la tentative est restée : c’est bien ce que dit le Capitaine avant de mourir : « If you ever find God, tell him we created… ». Réconcilié partiellement avec l’humanité au moment de la quitter, il n’a pas le temps de nommer ce qu’il a fondé avec son comparse : c’est dans cette suspension, au-delà de l’idéologie, que se logent les derniers élans humanistes : on essaie tout de même.
(8.5/10)
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