Quand le cochon tombe, c’est la condition humaine qui remonte à la surface. Hong Sang-soo n’a pas attendu les années 2000 pour être Hong Sang-soo. En 1996, dès ce tout premier film, avec ce titre aussi étrange que poétique, le cinéaste sud-coréen plantait déjà les graines de tout ce qui allait constituer son style, son univers et sa manière unique d’observer les comportements humains, tragiquement comiques. Si on voulait résumer en une phrase cette œuvre inaugurale, on pourrait dire qu’elle regarde la vie sans vouloir la dompter, avec la sagesse d’un chat qui contemple une horloge sans jamais en respecter l’heure.
J’ai fait un essai sur ce film : https://youtu.be/6i-cadXT_kg
Comédie humaine minimaliste
Dans Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, premier long-métrage de Hong Sang-soo, sorti en 1996, le « cochon » ne tombe pas vraiment dans un puits (désolé pour les amateurs de métaphores rurales spectaculaires), mais c’est bien l’humain qui tombe dans les pièges de sa propre vacuité. Et c’est ionnant. Lentement, méthodiquement, presque sournoisement, le cinéaste sud-coréen dissèque le quotidien de quatre personnages paumés dans la grisaille des relations modernes. Ce n’est pas un film à suspense, mais il faut avoir le cœur solide : ici, c’est l’ennui existentiel qui tue, à petit feu. Le film suit, ou plutôt frôle, quatre trajectoires : un écrivain alcoolique vaguement misanthrope, une femme mariée en quête de souffle hors de sa cage conjugale, un mari jaloux et silencieusement furibard, et une jeune vendeuse candide, amoureuse sans retour. Hong ne les juge pas et il nous interdit presque de le faire. Il les observe, dans des cadres longs et souvent fixes, comme un entomologiste bienveillant. Pas de musique pour nous guider et pas d’effets pour dramatiser. Le réel, brut, comme un soju tiède qu’on aurait oublié de boire. Mais cette sécheresse apparente est une ruse. Car ce que filme Hong, ce n’est pas l’action, mais le le vide entre les actions, ce « non-événement » qui en dit long sur la solitude contemporaine. Chaque personnage tente désespérément d’exister dans le regard d’un autre : l’écrivain, dans celui de sa maîtresse ou de ses lecteurs absents ; la femme mariée, dans le désir interdit ; le mari, dans sa paranoïa virile ; la jeune fille, dans un amour impossible. Tous échouent.
L’art de l’échec sans panache
Hong ne cherche pas à sauver ses personnages. Il les laisse patauger, souvent dans la gêne, parfois dans le ridicule, toujours dans une forme de sincérité embarrassante. Un exemple brillant : une scène de dispute entre le mari et sa femme, filmée sans coupe, dans un appartement aussi terne qu’un hall d’hôpital. Il ne crie pas. Il ne frappe pas. Il se tait trop fort. Et c’est peut-être pire. La tension est là, suffocante, dans cette incapacité chronique à se dire les choses autrement qu’à travers des gestes minimes : poser une assiette plus sèchement, claquer une porte mais pas tout à fait… On dirait du Tchekhov sans samovar. Ce n’est pas anodin, car Hong fait ici une critique de la communication moderne, ou plutôt de son échec. On parle beaucoup, parfois mal, mais on ne dit rien. On s’aime mal, on désire confusément et on boit. Le soju, véritable personnage secondaire du film et pas mal présent dans la filmographie de Hong, est le lubrifiant social par excellence, l’aveu muet que tout va mal mais qu’on va faire semblant, encore un peu. Si l’on devait définir la narration, on pourrait dire qu’elle est éclatée, mais pas au sens spectaculaire du terme. Il n’y a pas de twist final, ni de révélation. Juste une accumulation de points de vue partiels et de scènes incomplètes qui finissent par dessiner un motif. Un peu comme Rashōmon de Kurosawa, dans sa manière de montrer que la vérité est une fiction collective. Ce que Hong semble dire ici, c’est que nos vies s’effleurent sans jamais vraiment se toucher. Chacun reste enfermé dans sa bulle : sa frustration, son orgueil, son silence ou son but non abouti. Même quand les corps se rencontrent, les âmes restent à distance. Et ce n’est pas seulement triste : c’est le tragique moderne, celui d’une époque où l’individualisme a remplacé la communauté, où l’amour est un miroir plutôt qu’un pont. Même le sexe n’atténue pas. Le titre du film semble saugrenu, presque absurde. Il est en fait emprunté à un roman coréen, mais il fonctionne à merveille comme allégorie du désespoir ordinaire. Le cochon (nous tous ?) tombe dans le puits (la vie ? le couple ? la vacuité existentielle ?). Et personne ne le sort. C’est kafkaïen dans l’absurde et camusien dans la lucidité. On pourrait même convoquer Søren Kierkegaard, le philosophe danois de l’angoisse existentielle, qui écrivait : « L’angoisse est le vertige de la liberté ». Et c’est bien ce vertige que vivent les personnages : libres, mais incapables de choisir. Amers, mais ifs. Conscients, mais paralysés.
L’élégance accidentée
Avec un titre pareil, on pourrait s’attendre à une fable rurale un peu absurde, peut-être avec un cochon littéral et une morale bien grasse. Mais ne vous y trompez pas : Le Jour où le cochon est tombé dans le puits est tout sauf anecdotique. Le film marque, avec une subtilité déconcertante, l’entrée d’un auteur dans le cinéma mondial. Un auteur qui, au lieu de faire grand bruit, choisit le froissement discret d’une chemise, le grésillement d’un interphone ou le claquement timide d’un briquet dans une ruelle. Tout est là, à peine dit, à peine montré et pourtant tout résonne. Hong Sang-soo, avec l’assurance d’un vieux sage caché dans le corps d’un jeune cinéaste, construit une narration en mosaïque, éclatée en quatre points de vue, sans jamais sombrer dans l’esbroufe narrative. Chaque personnage a droit à son segment, son tempo, ses silences et ses maladresses. La caméra, volontairement discrète, épouse cette tension douce entre le banal et le bouleversant. Hong tourne souvent en plans fixes, parfois très longs, laissant les personnages se débattre avec leur propre inertie. Il n’est pas rare qu’on reste à observer une silhouette assise sur un lit, à ne rien dire et à ne rien faire d’autre que fumer une cigarette. Et c’est précisément dans ce refus du spectaculaire que le film brille : il impose au spectateur un rythme intérieur et un temps d’attente. La construction du film, en quatre récits croisés, permet aussi une relecture constante des événements. Une scène anodine vue sous un certain angle devient, sous un autre regard, le déclencheur d’une humiliation. Un geste d’indifférence, qu’on croyait innocent, prend des teintes cruelles une fois qu’on découvre ce qu’il cachait. Cette façon de déconstruire le réel, sans jamais le commenter frontalement, évoque les jeux de perception chez Kieślowski, notamment dans Le Double Vie de Véronique ou Trois Couleurs : Bleu. Comme chez lui, les coïncidences et les silences sont porteurs de sens, ou plutôt d’un sentiment diffus de destin et d’impossibilité à se redre.
Réalité urbaine crue
Esthétiquement, le film est d’une austérité qui confine au sublime. Avec un grain prononcé et une lumière souvent naturelle, le long-métrage ne cherche jamais à flatter l’œil. Il préfère la modestie d’un réalisme feutré, presque documentaire, que certains pourraient confondre avec du dépouillement. Mais attention, c’est un dépouillement d’esthète. Le genre de simplicité qui demande une main sûre et un œil précis. Hong place sa caméra là où il faut, ni plus ni moins, et la laisse parler. Prenez par exemple cette scène dans une chambre d’hôtel anonyme, où l’écrivain Hyo-Seop, à la mine perpétuellement froissée, essaie de faire la conversation à une femme visiblement absente. Rien ne se e. Ou plutôt, tout se e dans les micro-détails : l’angle légèrement oblique du cadre, l’espace vide entre les deux personnages et la lumière crue d’un néon fatigué qui écrase les couleurs. On n’a jamais aussi bien filmé le malaise amoureux sans une ligne de dialogue qui ne dise vraiment ce qu’elle pense. Quant à la photographie, elle mérite qu’on s’y attarde. Là encore, pas d’effet tape-à-l’œil, mais une attention constante aux textures, aux matières et aux zones d’ombre et la mise en avant de couleurs tristes. La ville de Séoul, grise et bétonnée, presque toujours humide, devient un personnage à part entière. Les couloirs d’immeubles, les petits restaurants miteux et les chambres sans charme sont baignés d’une lumière froide, presque indifférente. Le film refuse l’esthétisation romantique du quotidien, lui préférant une poétique du trivial (l’inverse absolu du drama télévisuel typique). Et pourtant, à force de rester au ras du sol, Hong parvient à révéler une forme de beauté cachée, comme si l’émotion surgissait justement de ce qui ne cherche pas à la provoquer.
Des personnages comme des puzzles inachevés
On pourrait rapprocher ce regard de celui de Tsai Ming-liang dans Vive l’amour ou The Hole, où l’ennui devient une forme d’expression artistique à part entière. Mais chez Hong, il y a un humour sec, presque invisible, qui vient fissurer la mélancolie ambiante. Les personnages ne sont jamais tout à fait tragiques ; ils sont aussi un peu ridicules, un peu paumés et un peu lâches. Et c’est cette humanité floue et bancale qui les rend si attachants. Mention spéciale au personnage du mari jaloux, incapable de formuler ses frustrations autrement qu’en s'enfonçant dans une colère silencieuse, comme un thé trop infusé. On devine chez Hong Sang-soo une iration pour Bresson (dans l’épure) autant que pour Rohmer (dans la parole détournée). Mais il y ajoute une touche très personnelle de désenchantement moderne et un sentiment d’aliénation presque générationnelle, sans pour autant basculer dans le nihilisme. C’est un cinéma qui regarde le monde à hauteur d’homme, mais un homme un peu fatigué et désabusé, peut-être même terriblement sincère. En sortant du film, on a l’impression d’avoir vécu quelque chose d’intime et d’indescriptible. Pas une aventure, ni une tragédie, ni une comédie. Plutôt un moment suspendu entre deux décisions qu’on ne prendra jamais. Et surtout, on a envie d’y retourner. De revoir ce cochon tomber dans le puits, encore et encore, sans jamais savoir exactement ce que cela signifie. Et c’est peut-être ça, le miracle du cinéma de Hong Sang-soo : nous faire croire que rien ne se e, alors que tout est déjà arrivé.
On vit avec ces gens
Si ce film est souvent salué pour sa narration morcelée et son réalisme cru, il mérite aussi qu’on s’attarde sur ses acteurs et sur ce que leurs visages, leurs gestes et même leurs silences racontent, souvent mieux que les mots. Kim Eui-sung et Eung-jyung Lee livrenr une interprétation aussi retenue que poignante. Ils n’en font jamais trop. Une simple inclinaison du menton, un regard fuyant, et soudain, on comprend que leur personnage s’effondre à l’intérieur tout en gardant les apparences. C’est de la souf en sourdine. Cho Eun-sook et Park Jin-sung collent à merveille à cet acting semblant parfois improvisé. La musique, ou plutôt son absence calculée, joue un rôle fondamental. Hong Sang-soo préfère les ambiances sonores aux grandes envolées orchestrales. Le bourdonnement d’un réfrigérateur, le raclement d’une chaise ou ce silence embarrassant après une phrase de trop : tout est là pour poser une atmosphère. Et ça marche. Chaque son devient signifiant, presque narratif. À un moment, un simple bruit de pas dans un couloir nous en dit plus sur l’état émotionnel d’un personnage qu’un discours de cinq minutes. C’est l’école du minimalisme sonore et on s’y inscrit volontiers.
Conclusion
L’œuvre nous rappelle que le cinéma peut être un art de la discrétion. Parce qu’il ne prend pas le spectateur pour un imbécile à qui il faudrait tout expliquer. Parce qu’il nous donne à voir des fragments de vie sans jamais les juger. Et surtout, parce qu’il est drôle, étrange et dérangeant, parfois tout ça à la fois, dans une seule scène. C’est un long-métrage qui demande un peu d’attention, certes. Il ne vous tiendra pas la main. Mais si vous acceptez de plonger dans le puits avec le cochon, vous découvrirez un univers riche et d’une belle humanité. Et peut-être, au fond, un peu de vous-même.