Quelle claque encore ! Du jidai-geki de cette qualité j’en redemande matin, midi et soir. Décidément Fukasaku ne cesse de me ionner. Il réalise ici en 1978 Le Samouraï et le Shogun ou Yagyū ichizoku no inbō. C'est un film charnière dans l'histoire du chanbara qui était en déclin total a la fin des années 1970. En mêlant fresque historique, tragédie familiale et thriller politique, notre ami Kinji s'éloigne des codes du genre pour proposer une relecture résolument moderne, bien plus sombre et amère à l'image de ce qu'il nous proposait avec ses films de jitsuroku eiga désacralisant le yakuza eiga.
Le contexte historique choisi est sous tension et s'ancre dans une période précise du Japon féodal, celle de l'époque Edo. A la mort du second shogun Tokugawa Hidetada, les rivalités apparaissent pour sa succession. Deux prétendants se disputent le pouvoir : Iemitsu, le fils ainé laid ( pas tant que ça concrètement puisque abstraction faite de la tache de vin qu'il partage avec Jean-Luc Reichmann, Hiroki Matsukata est plutôt bel homme ) et bègue mais soutenu par le puissant clan de sabreurs Yagyū et par quelques courtisans, fait face à son jeune frère Tadanaga, lui soutenu par sa mère et veuve du shogun, par le chambellan et d'autres factions militaires et aristocratiques influentes. Malheureusement comme dans toutes les guerres, des centaines de personnes vont être entrainées malgré elles dans un chemin de mort et de sang. Un marasme qui verra pour couronner le tout les conseillers et proches de l'Empereur œuvrant pour restituer et renforcer le pouvoir de ce-dernier. En transcendant l'exercice de la simple reconstitution, Fukasaku s'empare de l'Histoire pour s'en éloigner rapidement et en faire le théâtre d'une lutte implacable entre le devoir, la loyauté et la survie. Les alliances se font et se défont, les masques tombent et les valeurs traditionnelles et d'honneur sont sacrifiées au nom des ambitions personnelles.
A ce sujet un groupe de personnages est particulièrement au cœur du récit : le clan Yagyū. Gardiens et maîtres d'armes du shogunat, ils sont célèbres pour leur loyauté sans failles au pouvoir ainsi que pour leur maîtrise du sabre dont ils font une démonstration implacable lors de la séquence d'introduction au temple où la sépulture du shogun est bafouée. Deux personnages émergent ainsi de façon significative. Yagyū Tajima joué par Kinnosuke Nakamura est le patriarche détenteur de l'autorité. Glaçant et solennel, il est un stratège et un combattant redoutable qui est prêt à tout pour asseoir l'autorité de Iemitsu, le successeur légitime par son âge. Face à lui, son fils Yagyū Jubei campé par un Sonny Chiba intense, tourmenté et surtout ultra charismatique avec son chapeau et son cache-œil représente une pure figure tragique. Il est un samouraï émérite qui se retrouve pris dans un conflit de valeurs entre fidélité à sa famille et conscience morale. Ce dilemme est en quelque sorte le reflet d'un Japon contemporain à la croisée des chemins, où les traditions s'effondrent sous le poids des luttes de pouvoir. Il y a à cette époque une perte de confiance notable dans les institutions et une montée des scandales politiques, comme l'affaire Lockheed par exemple qui a eue de grosses émanations au pays du Soleil-Levant. Des interrogations sur l'identité nationales sont soulevées d'autant que le film s'inscrit dans un héritage plus large du cinéma japonais post Seconde Guerre mondiale partageant une mémoire collective du traumatisme.
Vous l'aurez compris le sabre n'est plus un symbole d'honneur mais un outil d'une politique gangrénée par la violence. Les duels ne sont par exemple plus des confrontations d'idéaux mais des exécutions froides, brutales et presque anonymes. La meilleure illustration de ceci est la confrontation entre Yagyū Tajima et son rival Ogasawara Gensinsai qui évoque frontalement le duel final de Sanjuro réalisé par Kurosawa. Ce renversement marque une critique directe du code du bushido qui est vidé de son sens et utilisé comme une simple justification pour des actes amoraux et d'une extrême violence. Cette dite-violence est tout autant présente sur les champs de batailles que dans les salles des différents palais où les complots et autres manœuvres se succèdent. Elle ne résout absolument rien et frappe tous les protagonistes du métrage au demeurant fort nombreux qui sont représentés comme de simples pièces d'un échiquier morbide entraînés précipitamment vers une chute dans une fin marquée d'un nihilisme absolu et radical. Un vrai coup de katana qui nous fait faire seppuku !
Dans son style si particulier marqué par l'utilisation nerveuse de la caméra souvent portée à l'épaule, Fukasaku refuse toute glorification esthétique de la violence. Les affrontements de masses sont sales, désorganisés, saignants et la mort y est bien réelle. On y perd un parent, un enfant, un frère, une sœur... Le moyen de rendre compte de l'horreur et de l'absurdité de la guerre civile.
A mon sens Le Samouraï et le Shogun n'a rien à envier aux plus grands classiques du jidai-geki. C'est noir, tendu et presque étouffant. En définitive une œuvre désabusée qui s'inscrit naturellement comme étant un des meilleurs drames historiques nippons.