Traquenard

Pour Henri-Georges Clouzot, Les Diaboliques est à la fois une provocation et un exercice de style. Rien de plus. Mais rien de moins. Peu indiqué aux amateurs de berceuses digestives, le film ne laisse pas de tout repos. Il sent le soufre, et ses personnages sont noirs jusqu’au troisième sous-sol de leur âme. Il devait s’intituler Les Veuves avant que ne s’impose l’hommage à Barbey d’Aurevilly — titre prédestiné pour celui qui allait s’engager dix ans plus tard dans un Enfer inachevé. Pendant qu’il le préparait, le cinéaste réduisait son intrigue à une formule algébrique : cherchez le x. Il ne représentait alors guère plus à ses yeux qu’un intermède entre Le Salaire de la Peur et l’ouvrage suivant. Intermède ionnant sans doute, parce qu’il s’agissait de resserrer une énigme et de faire naître l’épouvante sans spectaculaires accessoires, mais qu’il abordait avec le sourire. Évidemment, en cours de route, il a fignolé. Il a tranché par-ci (surtout), ajouté par-là (beaucoup moins), pour faire disparaître le superflu et s’approcher au plus près de la ligne de force : ce qu’il appelle la tension constante entre le projet et la réalité. Il a suivi à la lettre le vieux précepte selon lequel tout ce qui n’est pas indispensable à l’action est nuisible. Pas de fioritures, pas d’arabesques, pas de mots inutiles. Aucune trace d’esthétisme parasitaire, nul vestige de complaisance envers la caméra. À partir de l’argument policier, il reconstitue le mouvement défini qui emporte d’un point à un autre, comme le veut la tragédie. Toute d’équilibre composé, la construction fait penser à la subtile architecture d’un mobile de Calder dont les pièces seraient ciselées avec minutie. Dès les premières minutes, une main de fer saisit à la gorge pour ne plus relâcher son étreinte. L’activation de cette machinerie à gros poumons requiert une connaissance infaillible, une intelligence parfaite des moindres rouages. Elles ne manquent pas, et expliquent que Les Diaboliques demeure l’un des plus grands classiques du thriller français.


Adaptée du roman de Boileau et Narcejac, l’histoire est celle de la résistance d’un cœur autant que d’un suspense. Organe et mécanisme sont menacés d’implosion. Le scénario s’engorge d’un flux d’anomalies dont Christina, l’héroïne à la minceur essoufflée et aux espagnolades de diction, devient la martyre. Le rapprochement de Clouzot avec Alfred Hitchcock relève du lieu commun, mais tout ici renvoie bel et bien au maître anglais, à sa science de la contraction-dilatation, à son art de la tachyarythmie. Le tempo du cinéma n’est-il pas décalqué des battements cardiaques, de ses accélérations et irrégularités, des mouvements qu’il est censé émouvoir et dérégler ? Alors qu’elle recherche son mari, dont le cadavre a disparu, Christina pénètre dans la chambre d’un hôtel où elle pense l’avoir localisé. Un grincement la fait sursauter. Sa peur redouble quand elle aperçoit, sur le miroir de la porte qui pivote, son image qui se reflète. Elle s’accroît encore tandis que, lentement, entre dans la pièce… le profil de Hitch ! C’est-à-dire le visage, le corps et les manières sinistres de l’acteur Jean Temerson. Au moment où le cinéaste britannique sort La Mort aux Trousses). Ici c’est dans la lumière crue d’une salle de bains que se produisent les meurtres (le vrai et le faux). Et tous les trajets parcourus épousent ces jeux de cinéma qui mènent à la syncope. Si l’ombre-silhouette se profile à travers des décors ajourés, l’ombre-densité est un corridor qui conduit à la terreur encore plus vive dès l’instant où le climat d’inquiétante étrangeté s’évanouit au profit de la réalité la plus triviale : l’arrivisme et la cruauté froide, brutalement révélés, des deux bourreaux-comploteurs.


L’exposition des Diaboliques et son très long plan sur l’eau croupie d’une piscine est, plus encore que le premier indice du drame, le témoignage d’une trace, d’un confinement délétère qui impose un relent tenace. Dans l’ambigüité de ce ménage à trois, dans l’apparente coalition de la femme et de la maîtresse décidées à se débarrasser d’un mari/amant odieux, chacun est étroitement serti à un cadre qui tour à tour l’oppresse et le dénonce. C’est qu’il y a du Balzac chez Clouzot. Dans Le Père Goriot, Rastignac décide de sa carrière d’ambitieux lorsque, saturé des odeurs de la pension Vauquer, il hume pour la première fois le parfum d’un salon aristocratique. La filmographie du cinéaste est faite de ces détails drus et obsédants. On ne peut évoquer Quai des Orfèvres sans penser à la fumée d’un poêle, à des chaussures trempées par la neige. Une sensation de grelottement (celui de l’honnêteté, de la police) s’oppose au moelleux des fourrures, à la chaleur cossue de l’appartement du vieil "amateur". La tête bien fragile de Suzy Delair y tourne, dont le "tra la la" devient comme le cri de guerre d’une rugueuse revendication prolétarienne à s’extraire d’un monde où la pauvreté a collé à la peau son manteau de froid. Cette obstination est à peine moindre chez les demi-bourgeois des Diaboliques. L’internat aux allures de gentilhommière paraît investi par la suffocation crayeuse des chiffons, par l’écœurement de la cantine où l’on sert des poissons à moitié avariés. L’univers enfantin est juste esquissé, mais le peu qu’on en voit pourrait être imaginé par Cocteau : les gosses mythomanes croient aux réincarnations et voient les morts comme ils jurent sur leurs têtes avoir lutté avec de vrais lions à la Foire du Trône. Curieusement, seule Christina, étrillée par les scrupules de la religion catholique, semble trouver son compte dans cette lugubre demeure de Saint-Cloud. Clouzot lui ménage d’ailleurs une chambre parfaitement étrange, entre la sacristie campagnarde et le baroque ibérique, de même que la Ginette Leclerc du Corbeau disposait d’une suite de star dans l’éloignement de quelque sous-préfecture.


À coups d’images blanches comme des lames de guillotine, le réalisateur ramasse les miettes d’une histoire d’amour déchue. Impossible de comprendre comment Nicole et Christina ont pu succomber aux charmes autoritaires d’un tel tyran domestique. De leur é ionnel, il ne reste que la détermination vengeresse et une trouble complicité. Ce sont elles qui guident tout le film, asticotant malicieusement les nerfs à la façon d’un grand jeu sadique. La jalousie est au cœur des rapports ambivalents qu’entretiennent les deux femmes, leur union funeste masquant difficilement leur ressentiment mutuel. Selon la règle des affinités électives, les sentiments voguent de l’une à l’autre, se déguisent ou se révèlent avec la même trompeuse droiture. Et bientôt le hasard n'existe plus. Des élèves déclinent le mot "trouver" en anglais alors qu’on cherche un corps dans le jardin ; un teinturier prend des allures de fantôme. Tout n’est que signe. Clouzot se met lui aussi à coder discrètement ses plans. Il s’arrange toujours pour filmer Simone Signoret derrière le cadavre ou de profil, laissant la craintive Véra Clouzot fixer l’objectif de la caméra, sans arrière-pensée. La seule "faute" (ou contradiction insoluble) de Christina est d’être une chrétienne dévote, qui tombe en victime de la sanguinaire guerre des sexes. La vision finale de Michel assassiné revenant à la vie (après avoir tapé sur une feuille de papier son propre nom, avec des dizaines de variations délirantes : prémonition de Psychose. Quant au matois commissaire Fichet, il offre le pendant étriqué de l’inspecteur Hubbard, détective omniscient du Crime était presque parfait. Si la conscience hitchcockienne s’identifie aux moustaches bien peignées de ce dernier, représentant de la loi bouclant son enquête en rétablissant l’ordre social, Clouzot s’identifie au contraire à Moinet le cancre, écolier casse-couilles et abonné aux punitions, qui à la toute fin affirme voir la directrice encore vivante, rouvrant ainsi à l’infini le cercle diabolique.


Les figures du bien apparaissent en effet curieusement exsangues : Christina que son aura de piété semble marquer d’une étrange impuissance à vivre (sa faiblesse cardiaque en est l’indice) ; le flic retraité et à moitié clochard, miteux, désillusionné, usé de compromissions, qui précipite le crime en cherchant à le prévenir. Nicole reprend le flambeau que l’inextinguible naïveté populaire de Jenny Lamour laissait tomber in extremis. S’en sortir veut bien dire sortir du décor. C’est là que le cinéma de Clouzot conserve une vigueur intacte dans l’exercice croisé de ses notations. Ce qui condamne Nicole par avance, ce n’est pas même une perversité déjà monstrueuse, mais la descente dans son univers intime : sa maison à Niort qui exsude la méchanceté patiente de l’épargne, du bien protégé, et dont les locataires ne sont qu’un drolatique reflet. Aux quatre personnages principaux vient s’ajouter le couloir de l’établissement Delassalle. On a coutume de dire que Clouzot plie les comédiens à sa volonté, les façonne selon son vœu. Or, ce cinquième personnage, il le fait littéralement jouer. Il le pétrit, le malaxe, l’éclaire de telle façon qu’il est pour les autres un véritable partenaire. Donnant une impression de vide absolu, il fait sentir que "les choses voient" : rarement de simples lignes obscures ont paru plus menaçantes. Lui aussi nourrit cet univers de remords et de punition, justifie l’angoisse que l’on ressent et qui se confond avec celle qu’éprouve Christina. Le film diffuse une mélancolie crépusculaire, exprime l’aveu d’une blessure lointaine. Son réalisme atteint un fantastique digne de certaines pages d’Edgar Poe. Ses trouées sarcastiques rappellent encore la palette de l’œuvre antérieure, tout comme la peinture du milieu (le collège fait écho à la pension de L’Assassin habite au 21) et la cocasserie tranchante du dialogue (Michel Serrault et Pierre Larquey, épatants porte-parole d’auteur, y promènent la paresse sournoise de deux ronds-de-cuir du savoir). Mais la conclusion du récit ne fixe plus que le tournoiement des ténèbres qui se persécutent. En toute logique, Clouzot pointera bientôt chez Kafka.

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le 6 avr. 2025

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Thaddeus

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