"Lire Lolita à Téhéran" est l'adaptation d'un roman autobiographique du même nom que je n'ai pas lu, écrit par Azar Nafisi et paru en 2003.
Les comparaisons entre le livre et le film apporteraient peut-être quelques lumières intéressantes, je suis preneur si vous avez des éléments à me fournir.
"Lire Lolita à Téhéran" n'est pas en soi un mauvais film. Golshifteh Farahani est absolument époustouflante dans son rôle d'universitaire qui résiste au joug patriarcal. Les images, sans être sublimes, servent relativement bien un propos qui a cependant plutôt tendance à tirer en longueur, même si l'ennui est loin d'être profond.
Alors que se e-t-il de si inquiétant à la vue de ce film ?
Si l'oppression des femmes iraniennes est un fait qu'il est difficile de nier et relativiser et que certaines œuvres ont déjà bien dénoncé - je pense par exemple à "Persépolis" de Marjane Satrapi - "Lire Lolita à Téhéran" semble apporter un regard totalement superficiel. Il est d'abord difficile de replacer le contexte historique avec subtilité (comme le faisait pourtant bien Satrapi) : l'Iran semblait aller bien sous le Shah, et d'un coup la Révolution a permis aux islamistes d'oppresser un peuple pourtant jusqu'alors heureux. Et c'est peut-être là qu'on touche quelque chose du doigt : le regard que l'on porte c'est celui sur un milieu, le milieu bourgeois, qui ne connaît par la misère. Le patriarcat est certes exercé pas des violences, mais il semble que le summum de la barbarie soit l'imposition du voile. Pas de réflexion sur ce pays, l'Iran, et sur les conditions matérielles d'existence des iraniens.
Et on sent ce problème dans une scène : celle du vigile ; alors qu'il demande à Azra de porter le voile dans l'université, sans quoi il serait renvoyé (et donc, quid de sa propre survie ?), celle-ci invoque un grand principe grandiloquent : la responsabilité individuelle. Azra qui pourtant a eu le luxe de démissionner tout en continuant à vivre plus que correctement dans un appartement au garde-manger toujours plein.
"Lire Lolita à Téhéran", c'est le film d'une résistance mais qui ne résiste pas tout à fait, une résistance bourgeoise cantonnée à un salon qui promet une évasion, mais dans une sorte de pure externalité, dans un reniement de toute possibilité iranienne de penser contre l'autoritarisme. La parole vient de l'occident : des écrivains étrangers, américains et anglais. La nostalgie d'ailleurs de ces jours heureux est aussi celle de l'occident : en atteste ce café qui a fermé ses portes avec la Révolution et qui s'appelle très justement "L'Occident". Face au monde patriarcal iranien, il y aurait ainsi un monde occidental totalement libre, et cette idée s'achève d'ailleurs avec l'exil américain de plusieurs personnages.
Sans occident, point de Salut. D'ailleurs, la possibilité même d'un progressisme iranien, incarné par une gauche révolutionnaire, est totalement balayée d'un revers de main par un professeur de théâtre qui s'insurge de la censure de ses pièces par les gauchistes.
Tout l'appareil libéral se déploie ici, dans une américanophilie exacerbée, sans nuances. Il ne s'agit pas pour moi d'inverser les rôles et de prétendre qu'il y aurait un régime iranien irréprochable face à des méchants américains, mais je crois que ce qui me dérange c'est l'absence de nuances. Qu'est-ce qui a mené à la Révolution ? Je ne crois pas que ce soit le fanatisme du peuple, mais bien les conditions matérielles. Présenter le règne du Shah comme un âge d'or perdu, c'est porter un regard tronqué, c'est entendre une nostalgie bourgeoise sourde aux problématiques sociales. Pourquoi fanatiser toutes les figures musulmanes ? N'y a-t-il pas, justement, en Iran, une tradition soufie qui pourrait incarner une manière de résistance spirituelle au fanatisme islamiste ? Une manière de remettre en perspective les forces qui traversent un Iran pas si uniforme. N'y a-t-il pas un patriarcat occidental ? N'y a-t-il pas du racisme en occident également (ce que montre très bien Satrapi) ?
Finalement, en montrant un Iran complètement perdu sans l'occident, un Iran qui ne possède en lui-même que des rites arriérés qui surgissent lorsque toute influence occidentale est balayée, c'est toute la pensée coloniale qui est justifiée et légitimée. Et s'il est évident que le sort de ces femmes est préoccupant (et peut-être pas uniquement à cause du voile, même s'il y a dans ce film des amorces de réflexions autour de la place de la femme et de l'homme qui auraient mérité un développement plus conséquent), et s'il est évident qu'il faut s'en indigner, proposer un discours flirtant avec ce que Sara Farris nomme le fémonationalisme (l'utilisation du féminisme à des fins islamophobes et coloniales notamment) nous empêche de comprendre les mécanismes qui sont à l'origine de cette situation intenable. Le film se termine d'ailleurs par l'annonce de l'invasion de l'Irak par George Bush : le néo-colonialisme en acte est presque acclamé.
L'Iran possède une immense culture, une culture de résistance notamment, que cherche à annihiler le pouvoir en place. Qu'une bourgeoise lise "Lolita" à Téhéran : pourquoi pas. Mais il ne faut pas non plus fantasmer le pouvoir de la Littérature, comme Azra fantasme ces milieux bourgeois occidentaux : le monde de Gatsby, celui de Jane Austen.
Le réalisateur Eran Riklis chercherait-il à sublimer un Occident progressiste face à l'obscurantisme des pays moyen-orientaux qui n'auraient pour culture qu'un Islam rigoriste (et un petit souvenir lointain des Mille et une Nuits) ? Finalement, quel serait alors le rempart occidental au Moyen-Orient face à la barbarie islamiste ?
En tant qu'israélien, Eran Riklis a sûrement la réponse. Comment s'explique sa volonté d'adapter ce roman ? Peut-être y a-t-il là une occasion de dispenser un discours politique, presque propagandiste. Qu'en est-il alors du roman en lui-même ?