Avec Marty, Delbert Mann ne filme pas un héros : il filme un homme qui n’a jamais pensé pouvoir en être un. Un boucher du Bronx, la quarantaine timide, la voix voilée de politesse, le corps un peu trop lourd pour l’époque, pour les bals, pour l’amour. Il ne s’agit pas de faire un drame de cette solitude, ni de la sublimer : il s’agit simplement de l’habiter, avec une attention si fine qu’elle en devient bouleversante.
Il n’y a rien à faire le samedi soir. Cette phrase, répétée avec une lassitude en forme de constat, devient le leitmotiv d’une génération invisible, échouée entre la guerre ée et les promesses floues de l’American Dream. Marty n’a pas de rêve. Il a des horaires. Il a une mère. Il a une rue. C’est tout. Et c’est dans ce presque rien que le film va puiser une densité humaine rare.
Le film est fait d’attentes minuscules : un appel téléphonique, une valse, un regard qui hésite à soutenir l’autre. Il faut toute la tendresse et l’intelligence d’un Ernest Borgnine pour faire de ce corps ordinaire un monument fragile, un héros par défaut, un homme qui se demande s’il mérite, vraiment, d’être aimé. Car Marty ne parle que de cela, au fond : de la peur d’être un rebut, un reste, une vie sans événement. Et il en parle sans forcer, sans effets, à hauteur de trottoir.
Il y a quelque chose de profondément politique dans cette attention portée aux existences mineures. La caméra de Mann épouse l’espace domestique, non pour le dramatiser, mais pour en capter les tensions sourdes : la mère intrusive, les cousins moqueurs, les amis blessants sous couvert de camaraderie. Il impose des normes, des rôles, des récits pré-écrits. Tu es un homme, donc tu dois séduire, dominer, plaire.
La rencontre avec Clara, elle aussi maladroite, effacée, n’est pas une idylle. C’est une possibilité. Ce n’est pas une ion. C’est un courage. Le film sait qu’aimer n’est pas simple quand on ne s’est jamais senti aimable. Et qu’il faut une force considérable pour affronter non seulement les autres, mais aussi le regard que l’on porte sur soi. Ce que Marty montre irablement, ce sont ces micro-batailles qui n’ont rien de spectaculaire.
Cependant, il est certain qu'on peut lui voir dans une esthétique et des gestes datés, un rythme trop lent, une théâtralité un peu molle, mais c’est peut-être aussi ce qui fait le charme des vieux films si on sait en prendre conscience.