Après les promesses vibrantes de Boy meets girl, Leos Carax se lance à bride abattue en terre de cinéma. Mauvais sang est son manifeste, la bulle qui crève les années 80, qui plus est françaises, hissant leur esthétique vers des cimes inattendues.
Sur le terrain déjà arpenté de la romance, il propose ici une expansion qui va lui permettre de simplement jouer au poète, ou d’en affecter les poses verbales et graphiques. Dans sa présentation des personnages, la plupart de dos, ou tardant à parler, comme Binoche qui attend une grosse demi-heure avant de révéler qu’elle n’est pas muette, Carax ménage ses révélations et instaure une dynamique du crescendo. Dans un contexte de polar obscur, gangrené par une modernité qui le mine autant qu’elle le colore, la musique, le sida, le thriller scientifique et le lyrisme cohabitent avec une évidence rare.
Mauvais sang est une tentative, la plupart du temps réussie, d’envol par la poésie, sur la dynamique de cet élan fondamental qu’est l’amour fou. Les personnages sautent en parachute, courent, s’élancent à corps perdu l’un vers l’autre ou en fuite, mais avec une conviction toujours intacte. Cet affranchissement des lois de l’apesanteur se fait d’abord par les trajectoires, sur des dimensions multiples : un trajet en bus vecteur d’un coup de foudre, des virées à moto vers l’aventure, mais aussi la pratique du jonglage, du ventriloquisme et de la magie par la dextérité de mains capables de provoquer l’illusion salvatrice sur un monde bien morne.
Dans cette intrigue un brin obscure, et sur laquelle on parle par moment un peu trop, c’est la croisée des lignes qui importe : Mauvais Sang illustre avec maestria les parcours et leurs accidents, la façon dont on fend la foule, un flingue sur la tempe, ou la ville avec Bowie pour seul carburant.
Car les personnages et leur actes ne sont pas les seuls à décrocher, à détoner : chez Carax, le graphisme contamine l’univers entier : chaque façade, chaque rue, chaque devanture semble avoir été repeinte et magnifiée, éclaboussée par la vigueur des personnages qui la fréquentent. Les rouges sont éclatants, les clair-obscur à la lisière de l’expressionisme, et composent l’écrin le plus pertinent aux figures mythologiques que représentent le rimbaldien Denis Lavant, la préraphaélite Julie Delpy, le picassien Piccoli ou la brooksienne Binoche, et qui tous servent l’adage proclamé par le film : « Il faut nourrir ses yeux pour ses rêves, la nuit. »
Un tel chapelet d’audace pouvait menacer l’équilibre de tout cet édifice en partance vers les hautes sphères : une esthétique ancrée dans son époque, et qui risquait de ne pas lui survivre, une dimension littéraire un peu figée, une jeunesse folle qui irriterait les blasés. S’il n’en est rien, c’est grâce à la sincérité totale de son auteur, à son humour aussi (certains échanges sont vraiment drôles : « - C’est Cocteau ! - Cocteau est mort. - Non, il a bougé ! »), et à cette quête d’un indicible qui pourrait er par l’image. Une ville métamorphosée, des visages sublimés, une musique exploitée pour sa capacité à transpirer l’émotion pure. Cet au-delà, ce sublime des poètes, exprimé par l’auteur lui-même : « Cette chose comme une énigme et dont l’amour mourra si elle est résolue. »