A premier champ, chant premier : toute en liturgie, l'ouverture de Mektoub, My Love lance magnifiquement le manège estival d'Amin, de retour à Sète après une année parisienne où il abandonna la médecine pour la photo et les scénarios. Lumière radieuse, permanence de l'horizon et fixité du personnage dessinent déjà le double courant parcourant le sixième long-métrage d'Abdellatif Kechiche : dans ce tourbillon de la vie, Amin sera simultanément le point central, la figure spatiale de référence et le corps extérieur, observateur étranger mi-amusé, mi-inquiet d'un flux auquel il ne saurait tout à fait s'abandonner. La première (et dernière) scène de sexe ne dit pas autre chose : fulgurante et incandescente, elle relègue Amin au second plan, dans le rôle du voyeur, petit Marcel caché dans son buisson, témoin-espion subjugué par la puissance des corps, par leur voracité.
Tout le film sera animé de cet étrange paradoxe : l'expérience sensorielle - qui comme à son habitude chez Kechiche, est celle d'un trop plein, où l'appétit vital dévorant pour la nourriture, les chairs, la beauté, le stupre, ira jusqu'à l'écoeurement, la nausée - se voit ici doublée d'une forme de sacralité.
Par sa vocation d'artiste, Amin s'est choisi un mektoub qui est en même temps sa malédiction, la blessure dont il éprouvera toutes les nuances jusqu'à l'usure. Plus amoureux de l'image-fétiche, de sa révélation (la chambre noire et les photos de Pietà d'Ophélie) que de l'incarnation, Amin se condamne à vivre à retardement, à regarder son cousin Tony, bourreau des coeurs, saisir l'instant à sa place. Céline et Ophélie, en lui refusant des photos, chacune à leur manière, verbalisent le danger qui le guette : à trop vouloir figer l'instant dans sa mémoire (esthétiser, idéaliser, immortaliser), quelque chose d'essentiel lui échappe.
Deux temporalités cohabitent ainsi dans chaque plan : le présent immédiat - originel et violent, auquel tous succombent, insouciants et libres - et un présent réactualisé, raturé par l'introspection, la volonté de relecture, de rachat, de rédemption. C'est ce qui fait que le cinéma de Kechiche ne sera jamais tristement naturaliste, simple évocation du souvenir ou reconstitution paresseuse d'une époque ée. Innervée dans les soleils radieux et dans les fulgurances d'une jeunesse désidérative, la douce tristesse qui envahit petit à petit Mektoub, My Love est celle des occasions manquées, des moments que l'on sait insaisissables et que Kechiche tente de saisir, contre toute raison, une seconde fois. C'est le sens de sa méthode : tourner longtemps, rejouer encore et toujours le réel, jusqu'à l'absurde, chercher le plan qui dure, trouver le temps long, à la manière d'Amin dans la bergerie, à la recherche constante d'un miracle - un visage, un regard, un sourire, une danse, une naissance - arraché à la ligne du temps et qui fusionnerait dans un seul plan total l'ensemble des présents et des sentiments.