Le magicien contre les robots

A la fois hyper contemporain et film somme, "Dead Reckoning, partie 1" est un film généreux, virevoltant, shot d'adrénaline et film d'illusionniste. Jubilatoire aussi, il nous laisse, si on accepte de se prendre au jeu parfois au-delà du bon goût, rempli d'énergie et de plaisir visuel, et ce sûrement parce qu'il parvient à être toujours "à la fois" de la meilleure des manières : à la fois vintage et à la fois très 2023 donc ; à la fois léger et grave ; à la fois complexe et très simple ; à la fois très premier degré et métaphorique... J'aurais beaucoup à dire, après deux visions en salles, parce qu'il appartient vraiment à un régime de cinéma "mille-feuilles", crypté, hérité d'Hitchcock. Comme si McQuarrie avait fait ses preuves en imitant sagement, timidement, Nolan et Mann dans les deux précédents volets (à coups de quelques dialogues trop ampoulés vis à vis du parfum espionnage originel, de musiques trop Zimmeriennes, dans "Fallout"), avant de se libérer et trouver sa propre musique ici, quitte à être moins à la mode, plus décalé, plus hybride et fou. Autre détail qui a peut-être son importance, les précédents M:I de McQuarrie ne créditaient que le réalisateur au scénario, comme si le duo d'écriture était déjà constitué entre le producteur Tom Cruise et le réalisateur. Il est fort possible que la première apparition d'un coscénariste depuis le début de l'ère McQuarrie, en la personne d'Erik Jendresen (qui a notamment écrit sur la série Band of brothers) ramène une couche de plaisir qui m'évoque le tout premier De Palma. Dans la recherche de la "clé", il y a tout l'art du McGuffin hitchcockien, exagéré et modernisé, à la tendance De Palma, prétexte qui est une manière de cristalliser les vrais enjeux.

Ces vrais enjeux, ceux d'une fin de l'humanité face au développement de l'I.A., est une brillante idée au sein de la saga. Sur le plan de sa narration mais aussi sur le plan de la mise en scène. Je m'explique : sur le plan narratif, on sent que cet ennemi pourrait être le dernier, pour une bande d'espions qui depuis la série d'origine, dans les années 1960, ne faisait que se préparer à ça, en croisant dans leurs aventures telles "disquettes", tels "messages encryptés". Cette fois ça y est, la série réalise qu'elle ne parle que de ça, la transformation de l'humain en codes. C'est ce qui nous attend à l'aube des années 2030, et la saga la plus divertissante du monde devient soudain réceptacle d'une réflexion frappante à ce sujet. Elle ne peut plus le prendre à la légère, ses héros doivent nous sauver de ça. Vu dans une grand salle remplie aux Halles (donc 250 personnes environ), c'est assez émouvant de voir un grand film populaire et généreux nous saisir tous de cette question. Quand la scène dans les bureaux de l'intelligence service mentionne cette I.A. qui devient rebelle, les gens dont la salle ont murmuré "ah bah !" "ah tiens !", comme si le sujet hantait déjà tout le monde.

Cette I.A. qui devient rebelle ("rogue"), les Etats seront incapables de lutter contre elle, tous trop portés par leurs intérêts, trop froids, trop mécaniques, trop tacticiens. Nous sommes déjà gouvernés par des hommes robots, finalement. Il faut un humain qui a sa part de liberté, de rébellion, de folie : un humain rebelle face à la machine rebelle, en l'occurrence Ethan Hunt, jugé chien fou par ses supérieurs depuis d'innombrables épisodes, pourrait être l'homme de la situation. Cette révélation là, vécue dans la scène de résolution de cet épisode, couteau à la main contre l'ennemi qu'il ne fallait pourtant pas tuer, revêt une émotion énorme que son acteur de 61 ans, comme si le personnage un peu fantoche qu'il incarne depuis 30 ans (fantoche comme Roger Thornhill dans North by Northwest, assez vide pour devenir tout le monde), trouvait soudain un sens énorme à son existence vis-à-vis de notre actualité. En cela, ce volet est plus agréable dans sa réflexion - attention, j'ai bien conscience qu'on reste dans les clous d'un sage cinéma hollywoodien - par rapport aux deux précédents volets qui se résumaient à célébrer les forces policières du M:I face aux méchants rebelles, puisque tout le but de "Rogue nation" et "Fallout" était pour la cellule MIF de ne pas être confondu avec les "dangereux révolutionnaires"... Ici, on retrouve l'idée d'une cellule MIF libre, contre-pouvoir en cas de dérive de l'Etat, qui était là dans le premier De Palma.

Là où la confrontation à l'I.A. est aussi touchante sur le plan de la mise en scène, c'est quand elle permet de casser le quatrième mur, se faisant subtilement méta - sans clin d’œil référencé, mais plus dans un jeu entre clichés du genre et réel en coulisses. Quand tout à coup un code qui semble vu cent fois dans ce cinéma-là, apparaît hyper réel et contemporain. Et souvent l'émotion se décuple, le film gagne en force, quand ses interprétations touchent au cinéma lui-même, sans être trop lourd sur le pointage de cette part-là. Ici donc, on a un acteur qui depuis des années produit des blockbusters avec moins de CGI et fait ses cascades lui-même. Voir cet acteur se défendre contre une machine omniprésente, qui peut gommer un individu d'un œilleton de surveillance, d'une caméra, résonne si étrangement en pleine grève des scénaristes et des acteurs à Hollywood face à la menace de l'I.A. qui pourrait les vampiriser. Ethan Hunt est convoqué pile au bon moment dans le paysage des sorties ciné, et il y a un instant de confusion, dans le rythme emballé du film, où l'on croit qu'il pourrait déchirer la toile, si humain et si physique - face à l'artificialité envahissante de notre monde - pour venir nous sauver !

Au-delà de tout ce cœur battant du film, qui fonctionne mieux que les précédents (mieux encore que le De Palma ?), le film me charme à plein d'autres endroits. Il y a ce côté hyper rythmé qui m'évoque le dernier Matrix de Lana Wachowsky et son Sense8 saison 2. Du cinéma comme shot d'adrénaline, pas dans les clous de "ce qui doit se faire", pas très propre, kitsch, à la frontière du ridicule, mais par là tellement émouvant et fougueux. C'est d'ailleurs le premier M:I tourné en numérique, ce qui permet d'une part d'épo par la forme le sujet de l'I.A., donnant la sensation que les personnages vus jusqu'ici par le prisme de la pellicule, baignent désormais dans un monde plus virtuel. L'abandon de la pellicule donne un coup de jeune en même temps qu'elle renoue avec le style de De Palma, étrangement. Au sein de ces scènes qui s'empilent, des centaines de plans discrètement généreux, nourrissant notre appétit cinéphile, plans débullés, dans des miroirs, scope qui joue de deux visages à gauche et à droite sur la longueur à différentes distances dans la profondeur. Ce qui m'a marqué ce sont les enchaînement audacieux de plans sur un même visage, à même valeur, en sautant d'axe : comme s'il y avait des caméras partout tout le temps. Signe d'un mauvais cinéma donc, paraît-il (filmé au hasard, sans découpage préétabli ?) qui ici décuple une sensation d'étouffement et de paranoïa, le cinéma pour faire ressentir les 1000 yeux du Dr Mabuse, enfin les 1000 yeux de l'IA. Chouette générique d'intro défiguré par le brouillage des pixels, le dynamisme euphorisant de la classique présentation sur musique de Schifrin menacé par l'IA.

De paranoïa, il est bien question, et c'est aussi ce qui m'a fait adorer le film - tous les opus depuis le John Woo avaient un peu oublié ce motif ô combien cinématographique. Paranoïaque donc, avec ce méchant au service de l'IA et guidé par elle, par sa réflexion mécanique détectant tout élément qui irait contre sa volonté nouvelle de survivre. La paranoïa de l'espion Hunt sera-t-elle suffisante pour vaincre cette paranoïa robotique, implacable ? La scène d'apparition d'Ethan dans l'église en crépuscule, avec son dialogue tout en méfiance, en codes, puis la scène à l'intelligence service m'ont vraiment évoqué l'ADN de la série (télé et ciné). Esthétiquement, aussi, ces scènes d'introduction évoquent les années 80 et 90, criant un retour à la manière de filmer de ses prédécesseurs. Il y a donc du De Palma comme un fantôme bien présent dans ce film, il y a du John Woo même (le rythme du montage, le côté hypnotique de l'action et de l'intrigue qui avance à toute allure), du Hitchcock (dans l'Orient-Express), du McTiernan (le sous-marin), du Wachowsky (à Venise), du James Bond tendance Roger Moore inattendu (course poursuite en fiat jaune évoquant la deux chevaux jaune dans "Rien que pour vos yeux", saut en vol plané qui évoque l'intro de "Moonraker"), du "Arrête-moi si tu peux" (l'aéroport), du Feuillade avec cette Irma Vep qu'est le nouveau personnage féminin Grace. Plaisir aussi de revoir les tours de magie, Hunt et Grace qui semblent avoir dans leurs compétences sur leurs CV "illusionnistes", renvoi à l'idée du premier de De Palma où Hunt faisait apparaître et disparaître un CD entre ses mains pendant son speech d'explication. Idée d'un cinéma de magicien, qui dit du monde qu'il se décrypte mieux quand on est soi-même prestidigitateur. Faire disparaître une clé avec ses mains, tour de magie vieux comme l'humanité mais qui a toujours son charme, ou faire disparaître un humain à coup de manipulation numérique permise par une intelligence non-humaine, telle semble être l'opposition fondamentale du film.

En cela, le film mêle à l'espionnage un autre genre, discrètement : le fantastique. J'y ai soudain pensé en reconnaissant Cary Ewles, qui jouait un vilain patron du FBI dans les saisons 8 et 9 de la série X-Files, et joue ici le même vilain patron, mais du renseignement. La scène d'intro du sous-marin, elle existe à peu près telle quel dans plusieurs épisodes d'X-Files, où : quand le monde militaire, politique, protocolaire, sûr de lui, est menacé par quelque chose qui dée l'humain, par un grain de sel technologique incompréhensible, qui rend le réel de ses militaires fantastique et horrifique. J'aime par la suite du film le côté "monstre" de l'IA, créature terrifiante. C'est exagéré, bien sûr il s'agit d'une représentation de cinéma : et le film est ainsi, se permettant sans cesse un mélange de référence au réel, de référence au cinéma. Toujours à moitié très vrai à moitié très exagéré.

Autre exemple sur ce savoureux mélange : Benjie qui met la tête d'Ethan sur tous les ants de l'aéroport pour berner la CIA. A la première vision du film j'ai rit comme devant une énième scène jouant des geekeries des informaticiens dans la saga, je l'ai donc vue sous le prisme de l'habitude de spectateur, plaisir de retrouver les astuces technologiques des espions ; à la deuxième vision, j'ai été frappé en réalisant d'un coup que ce gimmick qui aurait pu être dans n'importe quel vieil épisode de la saga, est une banalité dans le monde d'aujourd'hui. Ces jeux de dupes que pratiquent les espions de M:I depuis toujours, on le voit désormais H24 sur Facebook et Instagram avec ces malaisants re-face... Dans ce mélange réel / mythologie de cinéma, l'invisibilité du méchant sur les caméras fait à la fois évidemment très plaisir pour l'évocation du mythe créé par H.G. Wells, mais évoque aussi les technologies militaires actuelles, l'I.A. au service de la guerre, le monde de trucage numérique dans lequel on baigne, de manière plus effroyable. La musique de Lorne Balfe sert par ailleurs très bien cette trame là, avec ses sonorités glaçantes quand il est question de "L'entité".

Ainsi l'intrigue avance habitée par quelque chose de sérieux mais toujours incarnée par du prétexte, du déploiement de cinéma de genre, comme chez Hitchcock, à coup de "cherchez la clé" comme le lapin blanc d'Alice. L'espace des 2H45 est alors occupé par plus de pur cinéma, d'expérience plastique, car on sait que les complications de récits ne sont qu'un jeu entre le film et nous-mêmes - là où les deux précédents volets prenaient trop au sérieux les ramifications de leurs intrigues. Le film se permet alors des libertés, faisant durer à l'excès ses pics d'action, empilant les enjeux jusqu'à l'overdose dans l'aéroport, idée d'empilement tenue jusqu'à la fin par la présence de ces agents qui veulent arrêter Ethan tout du long - trait hitchcockien du héros qui court après le méchant, tout en fuyant l'ordre établi qui le poursuit à son tour.

Dans tous ces virages autorisés, le film se permet même de devenir du pur burlesque - la fiat jaune, gros moment communicatif en salle. J'ai aimé les fondus enchaînés, qui ne se font plus en 2023 où l'on préfère les cut au noir, et j'ai adoré cette scène où Ethan et Ilsa se retrouvent sur un toit terrasse dans un plan qui annonce le bavardage psychologique vu et revu dans les années 2010, et où cette crainte est déjouée, les personnages n'échangeant qu'un simple "C'est ma première fois à Venise", avant d'enchaîner, justement, sur un fondu enchaîné. J'aime la tendresse simple entre Ilsa et Ethan dans ce film, jamais appuyée par des dialogues lourds - là où le précédent volet malgré ses qualités autres, se perdait un peu en répliques pontifiantes entre eux deux au jardin des Tuileries, dialogues tendance Nolan trop conscients d'eux-mêmes.

Dans cet espace laissé au plaisir du pur cinéma, le film se permet l’exagération régulièrement. La scène de nuit à Venise, quand Ethan court pour essayer d'arriver à temps pour sauver Ilsa et Grace, alterne avec des plans à la grue, où le décor apparaît très irréel, peut-être dû au piqué numérique, mais aussi à l'éclairage assumé des lieux. La scène en question étant un cliché de romantisme, j'ai eu alors la ferme sensation d'être soudain à l'opéra. La manière dont une des deux femmes meurt dans les bras du tueur, puis la manière dont Ethan arrive, l'étreinte, et ces plans en drone ou à la grue qui évoquent presque une captation d'une scène de théâtre, sur la musique qui enfle... Il y a là dans ce côté opératique une conscience de jouer avec des codes usités, et assumer cette fausseté pour moi ne fait que rendre les choses plus vraies. Mais, encore une fois, tout l'intérêt est de voir comment, au milieu de cette fausseté assumée avec réjouissance et virtuosité, on tombe sur du réel tout le temps, avec la préoccupation principale qui agite le film.

Ce côté too much enfle peu à peu jusqu'à l’enchaînement des résolutions dans l’Orient-Express. Plus très à la mode non-plus, j’y ai senti un moment où le genre permet d’incarner purement visuellement ce qui est à l’œuvre, moment de résolution qui raconte par de l’image le cœur du film : ce train qui tombe wagon par wagon, et nous qui nous accrochons, c’est l’apocalypse annoncée, la planète qui se détruit étape par étape. Est-ce qu’on arrivera à stopper ce train-là à mi-chemin, avec quelques wagons de sauvés, est-ce qu’on sera emportés avec le processus de destruction ? La scène est purement fun, rien ne vient pointer cet écho, comme dans un cinéma à l’ancienne où on laisse le choix d'interpréter ou non un moment de plaisir cinématographique, mais où l'on "ressent" que la scène "peut" dire ça. Les mots que je pose là sont donc presque déjà de trop face à l’émotion et la sensation, pures et directes, que le film propose.

8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs films de 2023

Créée

le 27 juil. 2023

Critique lue 54 fois

2 j'aime

BlueKey

Écrit par

Critique lue 54 fois

2

D'autres avis sur Mission: Impossible - Dead Reckoning

Mission : C'est plus possible

Ma critique, si toutefois vous l'acceptez, consiste à démentir l'acabit que certains propagent au sujet de ce film. Comme toujours, si vous ou l'un de vos agents se verraient dérangés ou déçus durant...

le 10 oct. 2023

57 j'aime

17

Dead emmerding

Hey, toi là, le quarantenaire/cinquantenaire qu’était gamin dans les années 80, toi le nostalgique des épaulettes et des walkmans, d’Ulysse 31 et de Rick Astley, tu te rappelles ? Tu te rappelles de...

Par

le 19 juil. 2023

31 j'aime

5

Du même critique

Mulholland Drive
10

Critique de Mulholland Drive par BlueKey

Sorti en 2001, Mulholland Drive est rapidement considéré comme l’un des plus grands films de David Lynch et comme l'un des chefs d’œuvres du cinéma. Face à ce film retors, le spectateur peut se...

Par

le 16 juin 2013

16 j'aime

Critique de Hercule Poirot par BlueKey

Un téléspectateur français, de moins de 70 ans, pourrait croire que regarder Agatha Christie’s Poirot équivaut à regarder L’inspecteur Derrick, puisqu’elle est majoritairement regardée par le même...

Par

le 16 nov. 2015

15 j'aime

3

Critique de Aimer, boire et chanter par BlueKey

Depuis les années 90 et sa première adaptation d'une pièce d'Alan Ayckbourn, on peut constater que les films d'Alain Resnais fonctionnent en duo, consciemment ou inconsciemment de la part du cinéaste...

Par

le 26 mars 2014

11 j'aime

1