Nosferatu
6.3
Nosferatu

Film de Robert Eggers (2024)

Solve coagula

Robert Eggers a réussi en quelques films seulement à se forger une œuvre cohérente, à la fois érudite et viscérale, qui l'a imposé comme une figure majeure du cinéma d'auteur contemporain. C'est un artiste résolument tourné vers le é, un é hanté fut-il maritime, nordique ou bien ici gothique qui voit les certitudes rationnelles se déliter et les croyances, superstitions et autres forces obscures ressurgir.

Son choix de proposer une nouvelle adaptation de Nosferatu ( 1922 ), chef d’œuvre matriciel du cinéma muet allemand n'a donc rien de surprenant. C'est un choix qui est profondément inscrit dans la logique d'un cinéma maudit par le spectre de l'ancien monde.

Le vampire est par ailleurs une figure mythologique centrale chargée de significations et de représentations multiples qui ont évolué à travers le temps. Il incarne la mort et l'immortalité tout comme la contagion, l'attirance et la sexualité refoulée ainsi qu'un é qui refuse de mourir. Cette dernière notion est une dimension cruciale pour Eggers dont les films sont constamment traversés par des figures spectrales. Dans cette nouvelle adaptation, le comte Orlock en tant qu'être séculaire et hors du temps perpétue cette idée. Il est le témoin d'un monde ancien, la trace du refoulé qui revient pour contaminer le présent. Eggers ne le filme pas comme une créature spectaculaire mais comme une entité métaphysique, presque religieuse.

Ce qui est très intéressant et au cœur de l’œuvre dans cette version c'est la trajectoire d'Ellen incarnée par Lily-Rose Depp qui réinvente radicalement le rôle de la victime sacrificielle du film de Murnau. Ellen n'est plus un outil narratif mais un sujet en éveil qui traverse une crise intérieure profonde. A travers le vampire c'est bien évidemment son corps, ses désirs et ses limites qu'elle découvre. Elle est liée au comte par un pacte muet, une attirance vers l'interdit, une vraie transgression initiatique.

Robert Eggers n'a jamais caché sa grande iration et l'influence qu'ont pu avoir Sigmund Freud et Carl Jung sur lui. La pensée jungienne irradie sur ce Nosferatu et sans être spécialiste de psychanalyse on peut tout de même déceler quelques pistes d'analyse. Chez Jung, l'Ombre est un concept qui représente la part refoulée de notre psyché. C'est ce dont nous ne voulons pas voir de nous-mêmes ( les pulsions, la violence, la sexualité bestiale...) mais qui vit dans notre inconscient et qui chercher à s'exprimer. Ainsi dans le film le comte Orlock est littéralement l'Ombre, un reflet inversé des désirs cachés d'Ellen et des tensions dans son couple. L'Ombre est souvent associée à la mort et à la pulsion de destruction mais c'est un age obligé vers la transformation de soi comme va d'ailleurs l'expérimenter Ellen dans le film. Elle s'offre au vampire non plus comme une victime mais dans un acte conscient, symbole d'une sexualité libérée et assumée révélée par son désir pour le monstre. Rien de glamour dans tout ceci, c'est l'illustration d'un érotisme sale, dangereux, gothique mais par-dessus tout profondément humain. A ce niveau il faut d'ailleurs noter et rendre hommage à la performance incroyable de Lily-Rose Depp qui a appris et intégré le butō, une danse théâtre du corps obscur née dans le Japon d'après guerre. Cette danse est associée à la mort, la décomposition et le retour à un état primitif entre l'humain et l'animal. C'est une forme de possession où le danseur devient réceptacle d'énergies extérieures. La symbolique est là, tellement puissante. Ellen absorbe ainsi les tensions du récit et son corps exprime ce que les mots ne peuvent pas : l'éveil sexuel, le vertige du désir et la dissolution dans l'autre. Le climax de cette métamorphose c’est sans nul doute la séquence d’amour entre la Belle et la Bête qui est d’une beauté plastique à tomber, la quintessence de l’horreur gothique où l’effroyable côtoie le sublime.

Et puis il y a bien sûr de l'autre côté la performance de Bill Skarsgard, une performance corporelle et surtout vocale à la densité rare. Pour baisser sa voix d’une octave entière, l’acteur est aller jusqu'à collaborer avec un chanteur d’opéra. Le résultat est tout juste hallucinant et incarne l'instrument de rupture avec la langue humaine. Le comte Orlock inspiré sciemment du Solomonar, le sorcier folklorique roumain est bien plus qu'une créature. C'est une présence, un vestige vivant du paganisme. Son apparence avec sa moustache et ses habits de nobles usés renvoie au boyard de Transylvanie et même plus directement à Vlad l'Empaleur, le prince sadique qui est à l'origine du mythe de Dracula. A nouveau Eggers ancre son récit dans une contrée superstitieuse et brumeuse et souligne les rituels populaires et une reconstitution quasi ethnographique des coutumes. Cette évocation du folklore est utilisée pour renforcer l'horreur psychologique puisque le goût du cinéaste pour l'authenticité créé paradoxalement une étrangeté presque surnaturelle. Eggers s'approprie l'héritage visuel de l’expressionnisme allemand ( les ombres déformées, les cadres obliques et les visages sculptés par la lumière entre autres ) pour le reconfigurer à sa sauce en utilisant une lumière sourde et granuleuse. On n'est jamais loin du rêve ou plutôt du cauchemar éveillé.

Évidemment cette filiation avec l'expressionnisme n'est pas que visuelle et se prolonge dans la vision du monde, celle d'une réalité qui est déformée par l'angoisse intérieure et où l'environnement devient le reflet de l'état psychique des personnages. Le château du comte est un espace mental, une prison pour Thomas Hutter aussi physique que symbolique.

Une fois de plus Robert Eggers nous livre un film très dense et exigeant qui dée le stade de la peur pour traiter de la beauté terrible de l'ancien, du sacré. Ça ne plaira pas à tout le monde loin de là et ce n'est pas ce film qui réconciliera le cinéaste avec ses détracteurs mais personnellement bah j'aime beaucoup une fois de plus. C'est un métrage sur la mémoire, mémoire du corps, du mythe et du mal qui outre le fait de proposer une relecture moderne du Nosferatu originel livre une vraie réflexion sur la féminité comme lieu de puissance transformante et émancipante.

8
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Créée

le 24 mai 2025

Modifiée

le 24 mai 2025

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Zoumion

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