Plus qu’une dénonciation de l’aliénation des travailleurs précaires, ce drame social questionne intelligemment la démarche de raconter et représenter la misère sociale.
En 2009, la journaliste d’investigation Florence Aubenas expérimente en immersion la galère de la précarité des jobs dans les services de propreté. De l’inefficacité de Pôle emploi à la cadence infernale des nettoyeuses des ferries, elle vit et documente toutes les étapes de ces personnes démunies face à la crise et en fera le sujet d’un livre, Le quai de Ouistreham.
Le réalisateur et romancier Emmanuel Carrère transpose intelligemment au cinéma le travail de la journaliste. Tout d’abord, il nous embarque dans le monde kafkaïen de la réinsertion professionnelle à travers le personnage de Claire (Juliette Binoche), quinquagénaire au é mystérieux et plus ou moins alter-égo de Florence Aubenas. Comme chez Pôle emploi, « les métiers de la propreté, c’est l’avenir !», Claire doit er un diplôme en propreté afin de pouvoir gagner sa vie en nettoyant, souriant et saluant poliment pour le compte de « généreux » prestataires qui daignent bien lui donner quelques heures de travail.
Là où beaucoup de cinéastes se seraient contentés de ce drame social déjà fort poignant, Carrère va plus loin en questionnant le sens de sa démarche. Le film avance et on réalise que le véritable enjeu n’est pas que cette galère sociale de ses personnages, une problématique déjà largement traitée dans le cinéma de Ken Loach ou par les frères Dardenne par exemple. Non, ce qui intéresse Carrère, c’est la compromission d’une certaine élite dont il fait partie (journalistes ou auteurs), qui, sous le prétexte de la dénonciation d’un problème, utilise la misère sociale comme matière première de leur travail. Est-ce que la fin justifie ces moyens ? Carrère adopte un point de vue critique sans répondre catégoriquement à cette question. Il avance toutefois quelques éléments, notamment en choisissant d’authentiques nettoyeuses, qui étaient les véritables protagonistes de livre d’Aubenas, pour interpréter ses personnages. Ainsi, si l’élite s’est infiltrée chez les moins favorisés, Carrère montre que l’inverse est aussi possible. Cela est d’autant plus convaincant quand on voit la force et la conviction avec laquelle tous ces rôles sont interprétés. Cette mise en abîme permet ainsi au film de développer une réflexion sur la démarche du livre qu’il adapte et en fait bien plus qu’une adaptation réussie.