La comédie musicale se fonde sur la tradition d’un show qu’on affilie au feel good movie : d’abord sur scène, puis adaptée à l’écran, elle magnifie les émotions du réel qu’elle transforme par la grâce de la danse et l’harmonie des chansons. Dès lors, il sera principalement question d’amour, d’hyperboles et de ballets collectifs prônant l’entente et la cordialité. La pérennité du genre va le voir évoluer : les adaptations des grands textes dramaturgiques conduisent à des tragédies comme West Side Story, qui combine la grandeur d’un texte éternel et les questions brulantes d’une actualité contemporaine.
All that jazz pousse le curseur bien plus loin : abordant le sujet très fertile au XXème siècle du créateur face à au bilan de son existence, le film se veut un requiem qui reproduirait les codes a priori inappropriés de la comédie musicale.
Roy Scheider, dont la présence est toujours aussi magnétique, même lorsqu’il s’agit de jouer un cadavre en sursis qui s’étiole progressivement, se voit ainsi confronté à l’imminence de sa mort prochaine. La maladie œuvre sur son corps en dépit des rituels de refoulement qu’il lui oppose : une séquence matinale se répète ainsi avec une ironie de plus en plus mordante, le voyant sous sa douche, clope au bec, accompagné du même morceau de musique classique, avant de prendre ses médicaments et de prononcer un sinistre « showtime ! » devant le miroir.
Chorégraphe impitoyable, homme à femme, son personnage est une caricature assumée. Mais le traitement que lui fait subir le récit a ceci de fertile qu’il va mélanger tous les plans de la narration, par un montage audacieux, presque expérimental. Des décrochages permettent ainsi de le voir converser avec la mort dans des tableaux baroques à l’esthétique presque douteuse, laiteuse et très 80’s, tandis que des numéros de comédie musicale vont venir ponctuer sa trajectoire de plus en plus contaminée par le spectacle auquel il aura consacré son existence. Mais dans ces derniers, bien entendu, il n’est plus question d’aveuglement ou de fuite du réel. C’est l’heure des règlements de compte : par les femmes de sa vie (sa fille, sa compagne, dans des duos aussi splendides qu’acerbes), par le monde tout entier du spectacle, qui, à grand renfort de parodie (de la publicité, ou du spectacle traditionnel du musical) vont lui asséner dans un sourire trop large les horreurs imminentes de sa disparition. Autant de coups portés à la stature d’un homme autoritaire et respecté de ses collaborateurs, pourtant ramené ici à la réalité primale de son enveloppe périssable. D’où cette préoccupation majeure qu’il dévoile en voix off : « The fear : the dreadful feeling og bein gordinary, not exeptional »
Cette alchimie volontairement bancale fonctionne pourtant parfaitement : parce qu’elle raconte avec brio les stratégies toutes humaines pour reculer la seule et inévitable échéance, et qu’elle dévoile avec autant d’acidité que de tendresse notre irrépressible besoin d’évasion par la fiction ou la beauté. All that jazz est un portrait lucide de l’humanité, qui n’édulcore ni sa vanité, ni son recours au mensonge.
Mais le film a ceci de puissant qu’il ne cède jamais à la facilité par la méchanceté : il reste, dans ce ballet noir dont la dimension musicale s’accroit au fil du temps, une empathie profonde pour l’individu, une compréhension, voire un hommage à ce recours sans cesse renouvelé à la créativité pour conjurer les peurs les plus primales.
Se joue ici le point de synthèse parfait : Bob Fosse prend la distance nécessaire pour étudier l’homme et contempler avec lucidité les mécanismes à l’œuvre dans son processus de création, qui vise avant tout à prendre la place d’un Dieu désormais absent. Mais ce faisant, il n’aboutit pas pour autant au crépuscule des idoles : au contraire, son geste flamboyant et acerbe dit, certes, la vanité de toute entreprise artistique, mais aussi et surtout son caractère indispensable pour que nous puissions comprendre, voire accepter notre tragique condition de mortels.