Le Professore Ludovico en est à sa troisième feria (Guadalajra, Nîmes, Riscle) et il ne sait toujours pas quoi en penser. Plutôt du déplaisir, mais sans aller jusqu’à l’interdire. Ce n’est pas Tardes de Soledad, le film d’Albert Serra qui va y aider, plus proche de l’installation d’art contemporain que du documentaire à thèse.
Serra a un plan et il s’y tient : filmer Roca Rey, la star montante de la tauromachie, uniquement sur son lieu de travail : l’arène. Ou dans sa voiture, quand il va au combat ou en revient.
Ce sera tout : pas de spectateurs, pas de hors-champ sur la vie au dehors. Bus-arène-bus, ce sera tout, et c’est déjà beaucoup.
Si ce système est répétitif (et un peu trop long, une demi-heure de trop), le dispositif impressionne. Car le film montre – et c’est paraît-il l’ambition affichée par Serra – ce que les yeux ne voient pas. Et en l’occurrence, ce que les oreilles n’entendent pas.
A savoir l’extrême vulgarité, l’extrême mépris de la cuadrilla de Roca Rey pour le taureau. L’aficionado, selon la doxa tauromachique, vante habituellement le taureau, sa force, sa fougue, son courage. Ici, c’est l’inverse. Grâce aux micros HF disposés sur Rey et son équipe, on les entend en permanence insulter le taureau. Contrepoint ironique, les mêmes micros captent les louanges à l’endroit du patron : « Roca, tu es le meilleur, tu as les couilles plus grosses que l’arène, jamais ils n’ont vu ça… » et tutti quanti…
C’est la force de Serra : ne rien nous épargner, nous montrer, comme disait Machiavel, « la vérité effective de la chose ». Les cris du matador, ses yeux exorbités, mais évidemment le sang qui suinte du taureau, la langue pendante de la bête essoufflée, ses yeux révulsés pendant le coup de grâce, et le morceau de viande que des chevaux extraient prestement de l’arène…
Toutes ces choses, relativement peu visibles sur place, sont soudain mises à plat, en gros plan devant nous. En absentant les autres éléments (le public, parfois même le taureau), Serra nous force à voir.
Et après ce face à face à face avec la mort (magnifiquement illustré par le premier plan du film, un taureau qui respire bruyamment dans la nuit, le regard fixé sur le spectateur), il n’est pas neutre que l’autre dispositif procède de même. Roca Rey, face caméra dans son bus, silencieux, immobile, tandis que ses assistants dithyrambent virilement.
Le héros du jour ne leur répond pas, perdu dans ses pensées. Face à face, non pas avec la mort, mais avec le spectateur.
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