The Store
7.2
The Store

Documentaire de Frederick Wiseman (1983)

"It's about sales, sales, sales."

Moment particulier chez Wiseman : le age à la couleur. Après une quinzaine d'années et une quinzaine de documentaires à sillonner les États-Unis et faire le portrait de diverses institutions en noir et blanc, il change de matériel et profite de l'occasion pour jeter son dévolu sur Neiman-Marcus, une grande chaîne de magasins visant une clientèle fortunée un peu à l'image des galeries Lafayette en . La première séquence est d'une brillante clarté : un manager briefe des responsables de différents départements avec un seul mot d'ordre, une unique priorité, "it's about sales, sales, sales". Le magasin n'est pas fait pour autre chose : "we're not a place for people to come in to get out of the rain", c'est un endroit où "sales are made" et rien d'autre.


Plongée ionnante et rétro dans l'univers marchand des années 80 qui ne dépareillerait absolument pas dans la bibliographie des essais d'Anthony Galluzzo — que ce soit La Fabrique du consommateur au travers des nombreuses scènes dédiées aux stratégies commerciales pour appâter les clients, les relancer par téléphone, appeler les plus riches par leur prénom, mais aussi Le Mythe de l'entrepreneur puisqu'une des dernières séquences montre un dîner à l'occasion de la célébration des 75 ans de l'enseigne, avec panégyrique glorifiant le président du groupe qui n'a pas hésité à mettre les profits de côté le temps du maccarthysme, nous clame-t-on. On est en 1983, et déjà le capitalisme s'étend dans toutes les strates et à tous les étages. Wiseman filme ce temple de la consommation comme un porno chic dans lequel on choie le client, on lui fait caresser différentes fourrures, la zibeline est magnifique mais alors le top du top c'est la zibeline sauvage avec ses reflets bleutés à 40 000 dollars, et ainsi de suite. Un délice de capsule temporelle qui décrit les mœurs commerciales d'il y a 40 ans.


Wiseman, comme à son habitude, n'hésite pas à verser dans le montage cinglant. À toutes les scènes de débauche consumériste (renforcée par la période de tournage, entre Thanksgiving et Noël) correspond autant de scènes en miroir dans les coulisses, lors de séances au siège social où l'on discute des meilleures méthodes pour faire cracher le fric, toujours plus, et conquérir le maximum de territoires économiques. Les réunions marketing paraissent particulièrement datées dans leur forme, aspect comique involontaire, mais les ingrédients demeurent inchangés : on parle de soldes, de démarchage téléphonique pour attirer les acheteurs compulsifs en leur louant le parking gratuit, de planification publicitaire. Les grandes marques de luxe en dermo-cosmétique sont rigoureusement les mêmes qu'aujourd'hui, essentiellement européennes dans ce coin de Texas, à Dallas.


La hiérarchie propre à la division verticale du travail est également abordée, en filigrane. Les postes à responsabilités sont toujours occupés par le même type de profil (je vous laisse deviner), tout comme ceux liés à la vente. Pour éviter des crampes, maximiser leur efficacité et travailler leur sourire, des exercices matinaux sont soumis aux vendeuses. À la dimension loufoque de certaines réunions brainstorming qui ne détonneraient pas dans un cadre plus contemporain répondent des scènes d'humiliation discrète, une cliente se moquant de la sollicitude exagérée d'une employée ou encore une candidate en excès de zèle manifeste lors d'un entretien où elle montre sa soumission à la marque. Et Wiseman n'oublie pas d'insérer la seule petite parcelle de vie sincère, une petite fête organisée entre employés pour l'anniversaire d'une d'entre elles avec un strip-teaser déguisé en poulet géant — l'occasion d'ailleurs, pour la seule et unique fois probablement dans toute sa carrière, d'apercevoir Wiseman et son caméraman John Davey dans le reflet d'un ballon argenté gonflé à l'hélium.


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le 9 août 2024

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Morrinson

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