En 2013, The Last of us bouleverse l’industrie du jeu vidéo en marquant un tournant majeur non seulement par ses mécaniques de survie et d’action efficaces, mais surtout par la puissance de sa narration. L’histoire poignante de Joel et Ellie, dans un monde post-apocalyptique ravagé par un champignon mutant, transcende le médium vidéoludique. Jamais un jeu n’avait à ce point fusionné gameplay et émotion pour offrir une expérience aussi cinématographique et humaine. Face à l’énorme succès critique et commercial du titre, il devient presque inévitable que SONY, éditeur du jeu, réclame une suite.
Neil Druckmann avait conçu le jeu comme une œuvre complète, sans plan pour une suite. Lorsqu’il accepte d’en écrire une, le défi est immense : ne pas trahir le ton ni les personnages du premier opus, tout en proposant une histoire originale, forte et nécessaire. Avec Halley Gross, scénariste issue de la télévision, ils imaginent une suite radicalement différente, partant littéralement de zéro. L'objectif : créer une nouvelle onde de choc émotionnelle sans simplement recycler la formule du premier jeu.
Là où le premier jeu abordait le thème de l’amour parental entre Joel et Ellie, un lien père / fille né de la douleur et de la perte, le deuxième jeu choisit de s’attarder sur les conséquences de cet amour dans un monde brisé. Le deuil, la haine et la vengeance deviennent les nouveaux moteurs de l’histoire. Loin de la lumière fragile du premier opus, cette suite va explorer des émotions plus ambivalentes, dans un récit fragmenté, multipliant les points de vue, les dilemmes moraux et les zones grises.
Naughty Dog, studio connu pour son exigence de qualité et son perfectionnisme, revient logiquement au développement. Le studio repousse encore une fois les limites de la PlayStation 4, avec une direction artistique immersive, des animations faciales bluffantes et une mise en scène digne du cinéma. L’attention portée aux détails, qu’ils soient visuels, sonores ou narratifs, participe à une expérience d’une rare intensité.
Le 19 juin 2020, The Last of us Part II sort exclusivement sur PlayStation 4.
La violence de l’ouverture du jeu est brutale, implacable : Joel, le héros du premier opus, meurt sous les yeux d’Ellie, assassiné par une inconnue du nom d’Abby. Ce moment, d’une rare cruauté, bouleverse immédiatement le joueur. Aucune explication, aucun avertissement. Le lien émotionnel que nous avons tissé avec Joel lors du premier opus est brisé d’un coup de club de golf. La douleur est sourde, viscérale. Comme Ellie, nous sommes submergés par la colère, l’incompréhension et la haine. L’univers moral du jeu est renversé dès le départ. Les repères explosent. Rien ne sera simple dans cette histoire.
Ellie, brisée par la perte de Joel, se lance à corps perdu dans une mission de vengeance. Malgré les tensions ées entre eux, il restait pour elle un père de substitution, une figure irremplaçable. Sa promesse implicite de justice devient obsessionnelle. De Seattle aux confins des factions ennemies, elle traque sans relâche les proches d’Abby, les éliminant un par un. Ce voyage initiatique prend des airs de cauchemar. Ellie sombre peu à peu, perdant son humanité. Jusqu’à l’irréparable : le meurtre d’une femme enceinte, acte qui marque une fracture morale. La victime est devenue bourreau.
Ce n’est plus l’Ellie que nous avions connue. Ses yeux sont vides, son cœur consumé par la haine. Le jeu ne cherche pas à rendre cette transformation confortable. Il nous met face à notre propre inconfort : jusqu’où sommes-nous prêts à suivre Ellie ? Et soudain, alors qu’un affrontement semble inévitable avec Abby, le jeu nous désoriente complètement : nous incarnons Abby. L’ennemie. Celle que nous avons appris à haïr. C’est un basculement narratif audacieux et dérangeant, mais profondément intelligent.
Au départ, Abby nous est présentée comme une brute froide, responsable de la mort de Joel. Son apparence imposante accentue cette perception. Mais peu à peu, en vivant dans sa peau, nous découvrons une femme marquée elle aussi par le deuil, la perte, la colère. Son acte, aussi brutal soit-il, n’est pas gratuit. Joel avait tué son père, un chirurgien des Lucioles, dans le final du premier jeu. Elle agit par vengeance. Le miroir tendu entre elle et Ellie devient vertigineux. Deux femmes dévastées, nourries par la même émotion destructrice.
Contre toute attente, nous nous attachons à Abby. À ses doutes, à sa tendresse avec Owen, à son courage auprès des enfants Lev et Yara, membres d’un peuple ennemi. Son humanité explose à l’écran. Elle n’est pas un monstre. Elle est, comme Ellie, une survivante blessée. Cette inversion d’empathie bouleverse les codes du jeu vidéo traditionnel. On découvre que le monde n’a pas de héros ni de méchants. Il n’a que des êtres humains pris dans des dilemmes impossibles. À tel point que je finis par préférer Abby à Ellie.
Lorsque le face-à-face final arrive enfin, un sentiment inattendu nous habite : on ne veut plus que l’une tue l’autre. Nous aimons Ellie pour son é, nous aimons Abby pour ce que nous avons appris d’elle. L’affrontement est intense, violent, mais surtout tragique. Il n’y a plus de justice, plus de victoire possible.
La musique de Gustavo Santaolalla et de Mac Quayle enveloppe l’épilogue d’une douceur mélancolique. Ellie, désormais mutilée physiquement et intérieurement, tente de reconstruire une vie avec Dina. Mais le é ne la lâche pas. La musique dit ce que les mots taisent : la mémoire est une cicatrice qui ne guérit jamais. Une fois encore, le jeu nous surprend, nous brise. Le bonheur était possible, mais il est sacrifié sur l’autel de la vengeance.
Au terme d’une vingtaine d’heures de jeu, il n’y a pas de victoire, mais une leçon. La haine dévore tout. Ellie a tout perdu : Joel, Dina, son enfant, ses amis, sa musique. Abby, elle, repart affaiblie mais libre, avec Lev. Ce n’est pas une fin heureuse, mais une fin honnête. Elle fait mal. Elle hante. Elle bouleverse. Et c’est précisément cette douleur, ces nuances, ces émotions complexes, qui font de cette œuvre une tragédie vidéoludique inégalée.
The Last of us Part II n’est pas un jeu facile. Il dérange, il divise, il provoque. Mais c’est précisément ce qui en fait une œuvre majeure. Là où tant de suites se contentent de reproduire une formule, celle-ci déconstruit tout ce que l’on croyait savoir, et interroge le joueur à chaque instant. C’est une réflexion puissante sur la perte, la vengeance, le pardon et l’humanité. Une histoire qui laisse une trace durable, bien au-delà de l’écran.