Abraxas
8.9
Abraxas

livre de Jacques Audiberti (1938)

Recommencer les paysages

Pas de fiche d’œuvre sur Wikipédia. Aucune critique ici, deux sur Babelio qui n’en sont pas (la première mentionne Santana et Nougaro, la deuxième parle d’un « vieux bouquin écrit trop petit »). Un commentaire sublime sur le site de la FNAC : « Facile à lire. Il n’y a qu’à tourner les pages. » Seul un billet de blog, salvateur (https://brumes.wordpress.com/2014/02/13/voyage-au-bout-du-jour-abraxas-de-jacques-audiberti), exhume Abraxas du Web oublieux. Il suffit amplement, mais je me suis dit qu’un hommage supplémentaire ne ferait pas de mal à la mémoire d’Audiberti.


L’objet, d’abord. Déniché, comme il se doit, sur les étals d’un bouquiniste. Gallimard, L’Imaginaire, qui va commencer à devenir ma collection préférée. Couverture pâle sur laquelle se détachent en une typographie futuriste, respectivement turquoise et orange feu, les deux grands noms en A : Audiberti, Abraxas. En ouvrant, dans le coin supérieur droit de la première page, 27 F barrés, en dessous, 5 € barrés, en dessous, 3 €. Personne n’en veut. Personne ne veut, pour trois euros, d’un livre où chaque phrase est un monde.


J’achète. À l’intérieur, découverte émue des caractères, trop petits en effet, pattes de mouche grasses et qui s’effacent souvent, si bien que le texte se fait presque illisible par moments. Je ne peux m’empêcher d’y voir un symbole, comme si ce diable d’Audiberti, par une délicatesse d’outre-tombe, constatant son anonymat posthume, avait jugé bon que son œuvre s’autodétruisît. Comme un dieu qui se changerait en vague pour effacer ses propres traces sur le sable.


289 pages, donc, mais d’une densité de forêt, qui donnent la sensation de tenir un roman trois fois plus long. L’incipit, déjà, est un choc : « Puissances de l’erreur et de la tristesse, puissances de la vérité et de la joie, et vous, plus puissantes puissances de l’indifférence, ô mère des hommes, ô fille des dieux, consacrez ce livre, et aidez-nous. » Les allégories, l’apostrophe à la deuxième personne du pluriel, la redondance très surréaliste de « puissantes puissances », le rythme ascendant de la phrase : voilà qui annonce la couleur.


On comprend très vite que la fameuse question, que raconte Abraxas ?, sera secondaire, et vaine. Un jeune peintre de Ravenne, au nom sonore de Caracasio, est envoyé au Portugal pour confier les reliques d’Apollon à un couvent. Il perdra les reliques en route. Redra grâce à son fidèle cheval la cité d’Hertombreros, en Galice, aidant au age un riche Juif à fuir la persécution, avant de gagner l’Algarve, où il sera question d’une ville blanche, de caravelles en partance pour les Açores et de trente-deux mystérieux rabbins qui discutent du Talmud. En deux mots : cavale et kabbale. C’est à peu près tout.


Maintenant, comment est écrit Abraxas ? C’est simple : univers, images, lexique, rythme… Audiberti creuse des sillons que personne n’emprunte. Il y a bien du Giono dans cette manière de décrire le voyage à cheval et les odeurs qui montent de la terre (sûrement la parenté provençale), mêlé à une sorte de Gracq mystique pour cette géographie de rêve et ces adjectifs éthérés. Abraxas s’inspire peut-être aussi du souffle épique et méditerranéen de l’Odyssée, emprunte au picaresque de Don Quichotte. Mais il n’y a qu’Audiberti pour nous plonger dans un récit dont on ne pourra situer l’époque — Moyen Âge, Renaissance ? — qu’après la centième page. Qu’Audiberti, sinon peut-être Céline et Joyce, pour tisser dans un même texte de l’argot et des mots techniques, de l’ancien français, des dialectes italien, espagnol, portugais, des hapax et des néologismes, puisant constamment à la source de l’étymologie. Que lui pour écrire un livre où il n’y a pas une phrase qui ne soit pas originale, littéralement. Voyez celle-ci : « Caracasio laissait ses commensaux parler et consentait que de grands pans du brouhaha contentieux lui échapent ». Celle-là : « Sa marche sculptait la sinuosité d’une volonté d’organes en bande. » Ou encore : « Il restait là, palefigué, s’ensoleillant à la vie et à la mort, noyé de pourpre, pris aux pattes du pourpre, cerné de divinité tactile, raflé, soulevé, saisi — ravi. »


C’est aussi un des plus beaux livres sur la peinture que j’ai pu lire, et il est tentant de voir dans ce mot de Caracasio irant l’œuvre d’un autre peintre le manifeste poétique de l’auteur lui-même : « Nous sommes donc réunis devant un excrément multicolore. Votre peinture qui proprement, ne veut rien dire, recommence absolument les paysages ».


Régulièrement, Abraxas ne veut rien dire, en tout cas on n’y comprend rien — mais est-ce qu’on y comprendrait quelque chose si un monde venait à naître sous nos yeux ? Le roman a le défaut de son excès, et dans notre époque obsédée par le sens, il faut se faire violence pour mériter la beauté de son mystère. (Et quelle autre preuve, s’il en fallait, que l’intelligence artificielle ne pourra jamais produire une œuvre d’une telle originalité ?)


Ah, j’oubliais : c’est un premier roman.

9
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le 27 févr. 2025

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Paul_

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