Retour de lecture sur “A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie” un roman de Hervé Guibert paru en 1990 chez Gallimard. Ce livre est le premier tome d’une trilogie autobiographique consacrée au sida dans laquelle il raconte son quotidien depuis qu’il a été contaminé par le virus. Il peut très bien être lu et apprécié sans forcément avoir à lire ensuite les deux tomes suivants.
Guibert y détaille tout son difficile parcours, comment il a appris sa séropositivité, comment la maladie s’est progressivement installée dans son corps, et la manière dont il a dû gérer cela psychologiquement. Cela entre l’espoir d’un traitement miraculeux provenant des Etats-Unis et ensuite la cruelle déception causée par son ami Bill qui lui promet de sauver sa vie à travers ce traitement mais qui finalement le trahira. Le livre est structuré essentiellement en deux parties distinctes. La première partie démarre avec l’incipit célèbre « j’ai eu le SIDA pendant trois mois » qui nous met d’emblée dans une ambiance où rien n’est vraiment clair, entre mensonge et vérité, avec cette maladie qui rôde, dont on se sait pas forcément comment elle frappe, et à propos de laquelle même le milieu médical n’a pas de discours bien net. Il y raconte avec beaucoup de tendresse et de délicatesse la mort, à cause du sida, de son grand ami Muzil, plus agé et également homosexuel, et a travers laquelle il peut avoir un aperçu de ce qui l’attend.
Dans la deuxième partie on assiste à l’apparition des premiers symptômes visibles de la maladie et il nous raconte la manière dont il vit l'espoir et ensuite la trahison de son ami Bill cité plus haut, auquel il fait allusion dans le titre de son livre. Il nous partage tous ses états d'âme entre les nombreux examens médicaux et analyses de sang, le dégoût du corps, et le plus inable, la crainte d’avoir contaminé les gens qu’il aime le plus.
Ce livre, très bien écrit, est donc avant tout un témoignage très brut des années sida. On y côtoie sous de faux noms des personnalités de l’époque comme son ami le philosophe Michel Foucault, Isabelle Adjani, son amie lunatique et colérique ainsi que Daniel Defert le compagnon de Foucault qui créa l’association AIDES. Le livre fit scandale à sa sortie parce qu'il était le premier à parler aussi ouvertement de cette maladie, mais également parce que l’auteur donnait à travers ce récit de nombreux détails sur l’agonie et le décès de Foucault à travers son personnage de Muzil. Il a été écrit à une époque où il n’existait encore aucun traitement et que la maladie était vue comme un fléau faisait encore énormément de victimes. L’auteur arrive à décrire parfaitement l’atmosphère de cette époque de la fin des années 80 et nous décrit de manière particulièrement réaliste dans quel état psychologique il a vécu tout cela. C’est un homme d’une grande sensibilité qui nous parle de sa maladie, de la mort qu’il voit venir, de ses amitiés et de ses amours.
La narration reflète un immense chaos, on a l’impression que l’auteur nous renvoie ses souvenirs de manière totalement déstructurée, comme ils lui reviennent, suivant sa capacité à surmonter sa détresse. Cela se ressent jusque dans l’écriture, le roman commence avec des phrases plutôt courtes et plus on avance dans le récit, plus le narrateur s’enfonce dans sa détresse, plus elles deviennent longues et souvent tortueuses. On ressent parfaitement toute la violence sous-jacente et la révolte de l’auteur face à cette situation sans issue. Bien que ce soit un livre très dur, qui montre les choses telles qu’elles sont, on ne sombre jamais dans le glauque et la lecture reste agréable. Guibert se met totalement à nu. Profondément humain, il nous montre avec une grande authenticité tous les aspects de sa déchéance physique, ses angoisses et son désarroi.
Cela en fait un très beau livre, particulièrement fort et touchant. C’est donc le témoignage d’une époque et en même temps le portrait d’un homme sincère et particulièrement attachant. Acculé par la maladie et presque aveugle, Il se donnera la mort l’année suivant la parution de ce livre.
Une lecture qu’il faut absolument compléter par le visionnage du age très émouvant d’Hervé Guibert dans l’émission télévisée Apostrophes, pour la sortie de ce livre, le 16 mars 1990, disponible sur internet.
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“David n'avait peut-être pas compris que soudain, à cause de l'annonce de ma mort, m'avait saisi l'envie d'écrire tous les livres possibles, tous ceux que je n'avais pas encore écrits, au risque de mal les écrire, un livre drôle et méchant, puis un livre philosophique, et de dévorer ces livres presque simultanément dans la marge rétrécie du temps, et de dévorer le temps avec eux, voracement, et d'écrire non seulement les livres de ma maturité anticipée mais aussi, comme des flèches, les livres très lentement mûris de ma vieillesse.”