Bel exemple d'hubris

"Ajax" est une des plus anciennes pièces de Sophocle qui nous soit revenue. C'est une tragédie assez étrange sur un personnage tout aussi étrange.

Il y a plusieurs niveaux de lecture de cet épisode de la guerre de Troie.

On comprend en premier lieu qu'Ajax, furieux qu'on lui ait refusé un honneur attribué à Ulysse, veut se venger sur ceux qui l'ont floué, à savoir les deux Atrides (Agamemnon et Ménélas) ainsi qu'Ulysse qui n'y avait aucun mérite. Mais Ajax dont la vue est soudain brouillée par Athena, ne fait que massacrer un troupeau de bœufs et de moutons. Revenu à la raison, honteux de son coup de folie et profondément humilié, il se suicide en s'embrochant sur son épée.

En fait, il faut se remettre dans le contexte de l'Iliade pour mieux percevoir le personnage d'Ajax, qui est un achéen entrainé dans la guerre de Troie dans un clair objectif de gloire personnelle et pour faire aussi bien que son père, Télamon, roi de Salamine, ancien argonaute. Il est un des héros les plus braves de la guerre de Troie, après Achille, toutefois. Le combat singulier qu'il mène contre le troyen Hector se termine sans vainqueur et même par des échanges amicaux de cadeaux. Ce qui rend aux yeux des autres grecs et de la déesse Athéna, le personnage d'Ajax ambigu et à ranger dans le clan d'ennemi potentiel.

Pour résumer, Ajax est un être fier et orgueilleux, ayant toujours en ligne de mire la gloire de son père. Il estime qu'il n'a pas besoin des dieux pour vaincre et froisse la susceptibilité d'Athéna, la déesse qui assiste le camp grec.

Aussi, à la mort d'Achille, lorsque se pose le problème du devenir de ses armes, c'est Ulysse qui est choisi pour en hériter et non Ajax qui estimait, seul, les mériter.

Ainsi, Ajax est une véritable figure de l'hubris, cette démesure ou cet orgueil caractéristique d'un comportement (répréhensible) chez les héros grecs qui s'oppose à la sagesse ou la modération.

Une fois tous ces éléments bien en tête, on peut mieux comprendre les différents échanges – savoureux – entre Ajax (ou son frère Teucros) et les autres chefs du camp grec (Agamemnon et Menelas) où les insultes pleuvent sans retenue et sans filtre. On découvre que le camp grec, censé être uni contre Troie, est loin d'être monolithique. Bien au contraire, les comportements des uns et des autres révèlent des personnalités peu solidaires et très individualistes. Par exemple, Agamemnon veut ref les funérailles d'Ajax au motif qu'il le considère désormais comme un ennemi.

Et même, à l'échelon "supérieur", Athéna ne brille pas par l'élégance. On la découvre en train de manigancer et de manipuler les différents personnages.

Deux personnages représentent la vertu ou la raison ; il s'agit de Teucros, le frère d'Ajax et de Tecmesse, esclave, femme d'Ajax et mère de leur fils. Et pourtant, ils sont tous deux de basse extraction, ce qui n'empêche nullement, pour Sophocle, la noblesse des sentiments.

Mais c'est le personnage d'Ulysse qui me parait digne d'intérêt . D'abord, on sait que c'est lui qui a hérité des armes d'Achille. Et comme il s'inquiète du comportement vindicatif d'Ajax à son égard, il en vient à l'épier. Il est alors considéré péjorativement comme "fils de la race maudite de Sisyphe" ou encore de "fieffé renard". Mais quand vers la fin de la pièce, il va soutenir Teucros contre Agamemnon à propos de la sépulture d'Ajax, on se plait à retrouver l'Ulysse, fils de Laerte ou un "vaillant Ulysse".

Et c'est bien Ulysse qui, finalement, va donner la clé de la pièce en mettant de la raison sur toute cette violence entre les différentes parties du camp grec qui s'affrontent. La raison exige qu'on use de compromis si on veut atteindre le seul objectif valable qui est de présenter un front uni face au camp troyen.