En littérature, on le sait, ce n’est pas la taille qui compte. En 80 pages, l’écrivain et critique littéraire Michel Crépu (La Revue des Deux-Mondes, La NRF, Le Masque et la Plume) rend un hommage appuyé à Samuel Beckett. Après des livres sur Sainte-Beuve, Bossuet, Chateaubriand ou Jaccottet, pourquoi Beckett ? Un art du dépouillement, une certaine idée de la vérité.
L’arbre Beckett se tient dans l’air, tel quel. Il n’arrive pas de quelque part, il est simplement là. Moins du reste par héroïsme du tragique que par goût de la distraction pascalienne : seule une vraie expérience de la nudité, du non-recours, fait monter à la surface le théâtre qui dit la vérité. Un arbre suffit, un vieux fauteuil, une bouche dans le noir. On n’aura pas besoin de plus, c’est ainsi que vont les sociétés, les empires, toutes les fins de partie. (p. 16)
En vérité, je vous le dis, Beckett, 27 juillet 1982 11h30 est davantage un livre sur Michel Crépu que sur Samuel Beckett. Ou au moins autant. Ce n’est surtout pas un commentaire sur l’œuvre, mais un portrait caché de l’auteur en grand Sam. Crépu est un proustien : son roman Vision de Jackie Kennedy au jardin Galliera était construit sur des réminiscences d’un monde disparu. Il poursuit ici ce travail, se souvient de ses 20 ans, le tournant 1970-1980, cette période fondamentale dans l’histoire intellectuelle française contemporaine, héritière paradoxale de mai 68 et plus lointainement de la guerre.
Je note ce point capital qu’en ce temps-là tout le monde était encore vivant. Il n’y avait pas de morts. Les morts ne sont venus qu’après : Barthes, Soupault, Lacan, Duras, Foucault, Robbe-Grillet, Claude Simon, Levinas, etc. Les revues (Tel Quel, La NRF, Les Temps modernes, Esprit, Critique) battaient leur plein. J’arrivais un peu tard, mais j’arrivais quand même. (p. 44)
Et dans cette ambiance d’effervescence intellectuelle, le jeune Crépu balance entre l’absurde beckettien (pour le dire vite), c’est-à-dire la littérature avec un grand L, et la vie monastique, la mystique de la foi et de la religion. Le livre est d’ailleurs dédié au père Marie, qui l’accueillit en son abbaye de Fleury et à qui Crépu rend un bel hommage.
”Histoire d’un jeune homme qui voulait se faire moine tout en restant écrivain”. Trop long, comme titre, mais exact dans la formulation. Il voulait tout, ce jeune homme, la littérature et la révélation, comme si l’un n’excluait pas l’autre a priori. (p. 62)
Dans les deux cas, il est question de transmission presque magique. Car la date et l’heure du titre sont celles de l’unique rencontre entre Crépu et Beckett, le premier voulant parler et serrer la main au second, qui avait parlé et serré la main de Joyce. “En matière de littérature, je crois aux fluides, à une logique merveilleuse de la transmission (...) Beckett avait vécu une relation d’amitié déférente avec Joyce, je voulais encore me nourrir de cette manne spirituelle” (p. 47-48). Dans notre époque horizontale où le capitalisme a aboli é et futur pour un présent perpétuel, je trouve cette idée belle à pleurer.