La Gourde Rouge

Matière à Réflexion - Après l'avoir refermé, j'ai vite remarqué que Dette d'Oxygène continuait son travail de sédimentation, comme si le temps de lecture n'avait pas suffit au déploiement de sa pleine mesure. J'y retournais, le tripotais, relisais certains ages, ne parvenais ni à le ranger, ni à er au livre suivant.


C'est qu'en déroulant la trajectoire de ses deux personnages, Walter et Lenny, épris de montagne au point de s'y établir et faire de l'alpinisme le centre gravitationnel de leur existence, Dette d'Oxygène nous invite à questionner la pratique en profondeur.


Est-ce une activité sportive comme une autre, une quête spirituelle, une marotte occidentale, une addiction? Est-ce une forme de refus de la finitude du monde, un moyen de fuir l'ordre social et la trivialité de l'existence ou une énième manifestation de notre irrépressible inclination à tout dominer, autrui, le vivant et tous les éléments qui le constitue?

Ou alors, tout ça à la fois mon capitaine? 


L'auteur ne tranche pas et laisse le lecteur, pratiquant ou profane, mener à bien sa propre réflexion, en étayant son récit de multiples et ionnantes références à l'histoire de l'alpinisme, ses triomphes, ses incarnations et ses tragédies. Ce faisant, l'auteur y accorde aussi une juste et digne place aux femmes de la discipline, la Britannique Alison Hargreaves et la Polonaise Wanda Rutkiewicz, sans biais de genre, simplement en rapportant leurs accomplissements, tempéraments et démons de la même manière que pour les hommes. 


Double suspense - Une autre des nombreuses qualités de Dette d'Oxygène est d'introduire par un jeu de va-et-vient sur la ligne du temps un double suspense. Walter, le narrateur, vieillissant et diminué par un problème de santé, relate sa progression vers le sommet mythique de l'Everest et installe ainsi au rythme de l'ascension, une montée en tension consubstantielle à toute entreprise à probabilité mortelle. 


En parallèle, la revisite du é - la rencontre avec Lenny, l'initiation aux techniques et au matériel sur la structure d'un pont aux Pays-Bas, l'installation à Chamonix et l'entrée héroïque dans l'histoire de la discipline par un ressort insoupçonné - fait peser de tout son poid l'absence énigmatique de Lenny sur le présent. Que lui est-il arrivé? Qu'est-il advenu de cette relation quasi siamoise qui a fondé leurs jeunes années? Une longue scène d'ascension sur cascade de glace décrite avec minutie vient d'ailleurs tenir le lecteur particulièrement en haleine, mais les réponses attendues ne se feront jour que plus tard, dans un dénouement progressif très réussi.


Coulisses - Dette d'Oxygène vaut enfin et aussi pour sa plongée presque documentaire au coeur des coulisses des expéditions vers les plus hauts sommets. Le mercantilisme, la surfréquentation et la logistique démente déployée par les sherpas pour assurer confort et sécurité à la "clientèle", l'interminable attente et l'ennui aux camps de base (dictés par la nécessité de permettre aux organismes de s'acclimater aux effets de l'altitude), la météo qui joue de clémence ou de férocité en proportion cryptique et aléatoire, mais aussi les cadavres qui jalonnent la route, dont l'encombrante matérialité contrarie la bonne progression et ne font couler que bien peu de larmes. 


Conclusion - Il n'est pas nécessaire de connaître la montagne ou pratiquer l'alpinisme pour apprécier à sa juste mesure Dette d'Oxygène.

Au contraire, c'est peut-être au profane, enroulé dans sa couette ou bien calé dans les coussins de son canapé que ce roman intelligent, bien construit et richement étayé procure les plus grands frissons.

Il fait en tout cas honneur au pouvoir le plus puissant et le plus magique de la lecture: donner accès à des expériences sans avoir nécessairement à les vivre.


Bonne lecture,


Amitiés,


Dustinette

9
Écrit par

Créée

le 15 févr. 2025

Modifiée

le 23 mars 2025

Critique lue 6 fois

1 j'aime

1 commentaire

Dustinette

Écrit par

Critique lue 6 fois

1
1

Du même critique

Surtout...NE PAS S'ASSEOIR!

C'est Golshifteh Farahni qui dans "Quotidien" avait titillé mon intérêt pour ce film, dont le sujet me paraissait charmant et prometteur. Vibrante, solaire et volubile dans son habit promotionnel...

le 22 févr. 2020

7 j'aime

7

En Epingles Monté

Je suis tombée dans le panneau de l'affiche Cluedo et du casting vintage chic. Pourquoi? Parce que je suis une femme stupide. C'est quand la dernière fois que je suis sortie d'une salle obscure sans...

le 3 déc. 2019

6 j'aime

5

Intrigues & Sable Noir

Hierro prodigue les mêmes effets réjouissants que les séries scandinaves et étrangères à l'époque de leur émergence, après des années et des années de quasi-hégémonie anglo-saxonne. J'ai ressenti le...

le 2 déc. 2019

5 j'aime