Il est toujours de bon ton de faire l'éloge des pamphlets politiques datés de quelques siècles et de leur prêter une brûlante actualité, une pertinence éternelle, en fait une quasi universalité. Je vois mal pourtant en quoi c'est le cas ici, et si l'on persistait à me dire que ce texte parle tout à fait de nous, on me priverait de la meilleure raison de le traiter avec indulgence. Je ne peux pas en vouloir à La Boétie de n'avoir pas su anticiper les développements actuels de la société occidentale démocratique, industrialisée, qui s'est donnée le capital pour tyran et le libéralisme pour fétiche.
C'est l'auteur lui-même, cela dit, qui semble aspirer à la postérité de son propos, puisque le livre justifie systématiquement ses affirmations par des exemples tirés de l'Histoire antique ou des mythologies de ces époques. De quoi rendre la lecture et le style un peu pénibles, et d'autant plus pénibles que La Boétie aime à de formulations grandiloquentes et de superlatifs parfois dispensables.
Ses démonstrations peinent pourtant à toucher leur cible. La Boétie s'étonne pendant le premier quart de son livre de ce que les peuples consentent tous à servir des tyrans qui ne leur apportent que misère et les privent de leur liberté, dont il fait la valeur ultime. C'est déjà un drôle de départ : si les tyrans tiennent, c'est que, si tyranniques soient-ils, ils trouvent des relais, ils ont des partisans. Un tyran se rêve en Dieu mais ne le devient jamais, il est condamné à troquer l'omnipotence qu'il fantasme pour une domination imparfaite. Je veux dire que même un dictateur doit déléguer un peu de son pouvoir. Si bien qu'un système très vertical verra se constituer quoi qu'il arrive un bloc, un groupe dominant, un ensemble de privilégiés qui viendra tout naturellement au soutien du tyran. Si un système demeure, c'est qu'un groupe trouve un intérêt dans la perpétuation de ce système - parce que ce groupe-là exerce le pouvoir. C'est à peu près ce qu'on nomme bourgeoisie aujourd'hui. On pourrait plus sûrement appeler ça une oligarchie.
Cette concession, La Boétie finit par la faire dans le dernier quart de son texte. Oui, les tyrans survivent parce qu'ils ont des courtisans (des partisans même, mais il ne le dit pas). Mais, assure-t-il, ils finissent la majorité du temps par y perdre, par être déchus par le tyran, et personne donc n'a intérêt à consolider ce tyran et à se perdre dans ces courtisaneries qui humilient et qui épuisent. Je n'ai franchement pas le sentiment que cette affirmation, par ailleurs à peu près invérifiable, s'applique à notre monde, au contraire. Surtout, La Boétie poursuit en affirmant que "ces villageois, ces paysans [...], si malmenés, sont plus heureux que [l'entourage des tyrans] et en quelque sorte plus libres". En dehors du plaisir d'affirmer un paradoxe, ce point de vue ne trouve aucune justification. Un privilégié, un courtisan ne sera jamais plus avili et asservi que ne l'est le travailleur, le paysan, ne serait-ce qu'en raison de la misère matérielle qui accable l'un et pas l'autre. Je ne crois pas qu'il faille s'appeler Marx pour ettre ça.
Étrange objet donc que ce Discours de la servitude volontaire, que j'imaginais bien davantage comme une démonstration de la puissance du nombre et de la non-nécessité du pouvoir, et qui se révèle finalement, en dépit de son érudition et d'un point de vue certes probablement singulier au XVIe siècle, relativement creux. J'ai du mal par ailleurs à prendre tout à fait au sérieux un texte de révolte rédigé par un notable. Et toute l'arrogance que ce rang suppose transpire dans sa description d'un peuple servile. Alors même que ce peuple n'a pour lui que le nombre, que sa majorité est son seul pouvoir, La Boétie ne juge pas utile de mentionner ce point - le seul à mon sens qui justifierait de discourir sur cette fameuse servitude volontaire.