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Mon ineffable curiosité m’a poussé à lire Endless Fall alors même que les multiples posts et stories Instagram m’en disaient déjà suffisamment. Je dois donc commencer par une bribe d’honnêteté et vous informer que je suis entrée dans le livre avec des présupposés — qui, à mon grand regret, se sont tous confirmés. Sur plus de 600 pages, cette « romance pleine de confiance en soi et de tolérance » s’acharne à présenter le pouvoir de l’amitié comme solution à la dépression et le harcèlement comme un ensemble de « phrases chocs » (« Tu es une cible si facile, Eden »), le tout dans un registre mal maîtrisé (« La tête me tourne. J’ai l’impression que je suis sur le point de défaillir ») et une écriture polluée de métaphores hasardeuses répétées ad nauseam (« je suis censée patiner après mon destin pour tenter de l’attraper »).

L’intrigue est simple : Eden est une jeune fille de 16 ans harcelée au lycée et en ligne qui trouve refuge dans le patinage artistique. Lors d’une compétition, elle tombe et se brise la jambe, mettant ainsi fin à sa carrière (même si avec un peu de volonté mais aussi l’aide du beau et mystérieux Cole ainsi que de son groupe d’amis vraiment trop cool, elle réussit par la suite à remettre ses patins). Désormais dépourvue d’ancrage, elle tombe dans une dépression profonde et tente de se suicider, avant d’être retrouvée par son frère, Ashton, qui prévient ses parents d’un même mouvement. La famille décide alors de déménager, permettant à Eden de se faire une nouvelle vie.

Je n’ai rien contre la plupart des topoï de la romance (ou les « tropes » comme disent les jeunes) — à vrai dire, fut un temps, j’ai été une grande lectrice de ce genre de littérature. Ce contre quoi je m’insurge cependant, c’est quand ils servent à justifier l'usage décomplexé de clichés. Et des clichés, Endless Fall en délivre, tout particulièrement dans la manière dont les personnages sont écrits. Pour faire court, on ne peut pas s’empêcher de lire les dialogues comme un mauvais doublage Disney Channel.

Il y a donc la jeune Eden, brillante mais torturée, qui ne voit pas à quel point ses beaux yeux bleus font chavirer tous les coeurs parce qu’elle manque de confiance en elle. Ensuite, il y a son frère, le grand et protecteur Ashton, qui appelle sa soeur « poupée »… je pense que je peux en rester là. Dans son nouveau lycée, Eden commence par rencontrer Roseline, une rousse caractérisée presque exclusivement par le fait d’être malvoyante : « Il y a des garçons dans ce lycée, Eden. Et ce n’est pas parce que je suis aveugle que je suis hors course. », ou encore « Je suis une femme indépendante. Enfin, presque ». Et si j’ai trouvé ces blagues drôles par moment, elles sont rapidement lourdes. Puis il y a le reste du groupe, qui touche presque au sublime dans le registre du stéréotype. Nous avons donc Lexie, cheveux noirs comme son âme, éternelle adolescente blessée, drapée dans sa mélancolie ; Holden, petit rigolo de la bande mais qui sait montrer les poings si on touche à ses copains ; et Carly, qui a rempli l’ensemble des cases de mon bingo du film hollywoodien : « Et le meilleur pour la fin ! s’écrie la blonde. Moi c’est Carly. Tu apprendras vite que mes talons et moi, c’est une grande histoire d’amour ». On en vient à se demander si Louise Langlois n’avait pas elle aussi un bingo — quoi qu’il en soit, elle a gagné le grand prix.

é ce défilé, on pourrait espérer que le style ou la narration viennent rehausser l’ensemble. Malheureusement, on continue dans un ensemble particulièrement wattpadien. Le roman a manifestement été écrit par une autrice très jeune – ce qui, en soi, n’a rien de condamnable. Mais c’est le fait même que ce texte ait franchi les portes de l’édition qui pose question : comment une voix aussi peu aboutie, aussi engluée dans des maladresses de formulation et une vision si naïve de l’émotion, a-t-elle pu être validée, sans accompagnement éditorial digne de ce nom ? On se le demande, surtout lorsqu’on lit des choses comme : « Mais cette voix-là est si faible. Elle parvient à peine à murmurer, alors que les échos de leurs mots ne font que crier ». Il y a là quelque chose d’une théâtralité adolescente qu’on ne saurait tout à fait blâmer… si elle ne prétendait pas tant à la profondeur.

Car le vrai problème, c’est cette prétention au tragique, omniprésente, insistante, presque mécanique. On ne peut lire un chapitre sans qu’une métaphore cosmique vienne encombrer une scène qui aurait gagné à rester sobre : « La mer se déchaîne, les dieux me maudissent », ou encore ce moment de grâce : « Il s’accroche à ma main comme je me suis calée sur les battements de son cœur ». Et que dire de ces envolées pseudo-philosophiques qui clôturent chaque chapitre : « Tu es tombée plus fort, OK. Alors tu vas te relever plus haut ». Grand poète.

Et puis, plutôt que de nous faire ressentir les émotions des personnages, le texte nous les assène, les nomme, les explique, parfois plusieurs fois de suite – « Je suis tombée. Je me suis relevée en ayant tout perdu. J’ai tenté de mettre fin à mes jours. On a déménagé. Je suis dans un lycée différent… » – comme si le lecteur souffrait d’amnésie à chaque changement de page.

Ajoutons à cela un problème de cohérence spatiale et culturelle : bien que l’histoire soit censée se dérouler aux États-Unis, on croise des expressions et des références typiquement françaises – « ça mériterait une Légion d’honneur », « entrée en mode film américain » – qui cassent toute illusion d’immersion. L’univers du livre ressemble moins à une Amérique fictionnelle qu’à une projection floue d’un teen movie vaguement digéré à travers le prisme d’un collège français.

Enfin, et c’est sans doute le plus gênant, le roman aborde des thèmes graves – dépression, tentative de suicide, deuil, violence familiale, bipolarité – avec une légèreté dérangeante. Ces éléments sont souvent introduits comme des accessoires dramatiques, sans réelle profondeur ni traitement sensible. « Mon père a fini par faire débrancher Naomie » ou « La bipolarité peut avoir tendance à aggraver des addictions. Dans le cas de ma mère, c’est l’alcool » : on dirait des phrases plaquées là pour cocher la case « intensité émotionnelle », sans se demander ce qu’elles exigent en termes de nuance ou de responsabilité narrative. Pire encore, la sortie de la dépression est présentée comme une simple question de volonté personnelle – « Je suis ma propre limite et je peux aller bien plus loin si je m’en donne les moyens » – comme si tout était affaire de motivation et de positivité. Une vision dangereusement simpliste qui confond développement personnel et santé mentale.

L’objectif n’est pas de crucifier un texte qui vacille déjà sous son propre poids, mais de s’interroger sur ce que révèle la publication d’un tel roman. Endless Fall n’est pas tant un raté littéraire qu’un symptôme : celui d’une industrie qui capitalise sur la reconnaissance facile. Le problème, c’est que ce roman voudrait être à la fois un exutoire, un manifeste sur la résilience, une comédie romantique et un drame psychologique, sans jamais maîtriser aucun de ces registres. On ne peut pas tout à fait lui reprocher d’être ce qu’il est : un texte écrit trop tôt, trop vite, trop seul. Ce qu’on peut, en revanche, remettre en question, c’est le choix d’en faire un objet éditorial abouti, prêt à trôner en librairie, là où il aurait eu bien plus de légitimité à rester un projet d’apprentissage, une étape de travail, un essai perfectible.

Car si l’on veut vraiment valoriser les jeunes voix, encore faut-il leur accorder le droit de ne pas être prêtes. À vouloir monétiser l’élan adolescent au lieu de le guider, on ne fait que produire du texte jetable, plus utile aux algorithmes qu’à la littérature. Et ça, effectivement, ça mériterait peut-être une Légion d’honneur.

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le 21 mai 2025

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giadinh

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