Qu’il est étrange d’écrire le nom de Monique Pinçon-Charlot sans celui de Michel Pinçon, son mari décédé en 2022. Pas par réflexe patriarcal qu’une femme ne puisse exister sans son mari, non, mais parce que ce couple de sociologues de la grande bourgeoisie avait construit sa carrière à deux, en couple, en duo, dans un système universitaire atomisé, valorisant les individus (ce qu’il et elle racontaient très bien dans leurs mémoires, Notre vie chez les riches, Zones, 2021).
Même en-dehors du cercle des ancien•nes étudiant•es en sociologie, on connaît bien les travaux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot et leur positionnement épistémologique - pour le dire vite, une approche marxienne contemporaine de documentation de la dernière classe sociale “pour soi”, c’est-à-dire partageant des conditions socio-économiques et la conscience de devoir protéger ces conditions, la grande bourgeoisie. Entre-soi vient parfaitement compléter leur œuvre scientifique et vulgarisée. On y retrouve tous les signes sociologiques des Pinçon-Pinçon-Charlot : la chasse à courre, les rallyes, les châteaux, la privatisation de l’espace public, la balade dans l’Ouest parisien...
Les photographies du documentariste Gwen Dubourthoumieu sont saisissantes, car dans notre époque du tout-image, elles donnent corps à, justement, des corps qu’on ne voit pas. Les corps de l’élite, cachés dans des lieux clos à l’abri des regards du monde. Une photo en particulier me reste en tête, sur la pleine double-page 50-51 : au “rallye Cheverny”, deux jeunes gens dansent au premier plan, sous les regards des autres enfants participants, 10, 12 ans à peine, habillés en tenue de soirée. Les visages sont à peine sortis de l’enfance et pourtant tout dans leurs attitudes, postures et vêtements (ce que Bourdieu appelait l’hexis, l’habitus corporel) crie leur appartenance de classe, et la conscience d’y appartenir. Les photos de la chasse à courre sont aussi très signifiantes, entre les costumes de chasse des bourgeois, les cors de chasse, et les veneurs, bénévoles, des prolétaires, qui accompagnent et permettent le bon fonctionnement des chasses, en bottes vertes et polaires kaki comme mon grand-père à la campagne.
Un mot sur l’objet éditorial : la forme “beau-livre”, d’ordinaire plutôt chère et faite pour permettre à ses détenteurs non pas de lire mais d’exposer, de mettre en scène sa culture, est ici subvertie pour servir un propos sociologique et politique essentiel. Le tout pour moins de 20€, avec papier glacé et photos couleur. La classe.
La mobilisation des oligarques pour la défense de leurs intérêts de classe peut difficilement être photographiée. Le militantisme mondain s’ancre en effet à guichets fermés dans les coulisses du pouvoir. C’est une des raisons de la collaboration entre un photographe et une sociologue ; cela permet de donner à comprendre, par des moyens différents, artistiques ou sociologiques, les rouages et les roueries du fonctionnement de la domination de classe. Le pouvoir permet d’objectiver au cœur de l’espace urbain la lutte de classe dans le temps long des générations. (p. 160)