On le sait, l’humour vieillit mal, et c’est ce qu’a confirmé pour moi la lecture de Gargantua, car souvent ce n’est qu’indirectement, après avoir consulté des notes, que l’on voit la dimension comique de tel ou tel extrait. J’ai parfois apprécié la verve et l’inventivité verbale de l’auteur mais les plaisanteries scatologiques ou liées au vin ou encore au gigantisme des personnages m’ont lassé.
Quant au message humaniste de l’œuvre, je le connaissais déjà en partie avant de la lire intégralement, mais l’audace de Rabelais reste frappante. Par contre, je connaissais mal la fin, consacrée à la description de l’abbaye de Thélème, sorte de phalanstère utopique. Mais Rabelais s’emploie tant à prendre le contrepied des règles monastiques réelles, se perd tant dans les détails concernant l’architecture et les vêtements des « religieux » qu’est dilué derrière une infinité d’injonctions, paradoxalement, son message central : « Fay ce que vouldras ».
Mais un autre aspect m’a intéressé dans ce roman. Ne retenir de cette histoire de géants que la « substantifique moëlle » revient à dépeindre Rabelais comme une sorte d’auteur pontifiant. Or rien n’est plus faux, et c’est en quoi il se distingue par exemple d’Erasme, dont il s’inspire pourtant beaucoup. Cela tient au choix d’une forme romanesque qui se moque d’elle-même. Ainsi souvent, les ages les plus sérieux se fondent d’abord sur une érudition assez incroyable, puis celle-ci semble devenir folle, avec des erreurs bien distillées (volontairement, bien sûr), avant de culbuter sur une plaisanterie douteuse (et c’est là que l’humour scatologique a sa place). Manière de montrer qu’il ne faut pas prendre sans recul la leçon de ce livre. D’ailleurs le Prologue avec sa « substantifique moëlle » tourne en dérision la lecture allégorique établie depuis le Moyen âge et ne saurait être pris trop au sérieux.
Selon moi, le génie de Rabelais tient en ce qu’il propose ainsi une nouvelle façon de lire. On dit parfois que Rabelais cherche à se protéger quand il avertit son lecteur que les leçons qu’il tirera de ses livres seront les siennes et non celles de l’auteur. Mais c’est bien plus que cela et c’est à lier à la façon dont il se moque d’une éducation fondée sur l’apprentissage par cœur sans distance critique : Rabelais propose une œuvre qui sape tous les fondements d’une autorité intellectuelle autoproclamée, qui critique puis se moque de sa propre critique. En d’autres termes, Gargantua ne dispense pas un savoir mais donne matière à penser : Montaigne n’est pas loin.
Un dernier point qui m’a frappé : la façon dont Rabelais célèbre le travail. Que ce soit dans l’éducation traditionnelle, dans la pratique des pèlerinages ou la vie quotidienne des moines, c’est l’oisiveté ou la paresse qu’il fustige. On voit bien là l’émergence de l’homme moderne !