Ce tableau ! s’écria le prince subitement frappé d’une idée ; — ce
tableau ! Mais en considérant ce tableau un homme peut perdre la foi !
Lors d'une visite au Kunstmuseum à Bâle, selon les dires de son épouse, Dostoïevski fut vivement impressionné par le tableau d'Holbein le Jeune Le Christ mort. Celui-ci représente le cadavre de Jésus, d'une manière crue, réaliste, en putréfaction. Pas la moindre lumière religieuse, pas la moindre élévation de l'âme dans la posture ou dans le regard. C'est une représentation de Jésus dans toute sa vulnérabilité, ramené au rang de simple mortel.
Il n'est pas douteux que la vision de cette oeuvre a été certainement un des déclics qui ont dû donner à l'auteur l'idée d'écrire ce roman (il y a même une référence particulièrement mémorable à ce tableau dans le roman !). Le Prince Mychkine, le protagoniste de notre histoire, est une figure christique mais n'en est pas moins mortel et vulnérable. Il ne veut que le bien de son prochain. Tantôt clairvoyant sur la nature de son prochain, tantôt d'une naïveté confondante, ne voulant que tirer le bon de chacun quitte à se sacrifier. Et qui va se fracasser à cause de sa propre indécision, et aussi à cause des ions d'une fascinante galerie de personnages véritablement hauts en couleur. Des méchants capables d'éclairs de bonté, des bons capables d'éclairs de méchanceté, quitte à ce que ça aille complètement à l'encontre de leurs intérêts.
Mais l'âme d'autrui est ténèbres et l'âme russe est ténèbres ;
ténèbres pour bien des gens.
Les ions humaines intemporelles et universelles représentées ici, mais tout de même avec une bonne bouffée d'âme russe. Il n'y a que les russes capables en toute sincérité de cracher rageusement sa haine sur quelqu'un et la seconde d'après de se montrer tout aussi sincèrement et tout aussi rageusement aimants et dévoués envers ce même quelqu'un. Ce mélange explosif de réactions imprévisibles, de coups bas, de sacrifices profonds, de paroles cinglantes, de paroles d'amour, d'actes égoïstes, d'actes désintéressés, cette suite de paradoxes en aussi peu de temps, il n'y a que l'âme russe qui peut produire cela. Et il n'y a qu'un écrivain ayant le génie de Dostoïevski qui a la capacité de la décrire aussi bien.
Elisabeth Prokofievna était une femme emportée et impulsive, qui
parfois, sans mûre réflexion, levait toutes les ancres et se lançait
au large en dépit de la tempête.
En résumé, c'est l'histoire d'un être faussement simple, véritablement bon, même si la bonté malheureusement peut aboutir au malheur, face à la complexité des êtres, avec la particularité de l'âme russe. L'Idiot est un récit sombre, tourmenté, puissant qu'on n'oublie pas de sitôt.