Sortir des sentiers battus de l'analyse

L'essai de Bakhtine a cette ambition que très peu de penseurs ont eue et qui consiste simplement (ce qui n'a pas l'air de l'être même encore maintenant) à penser la forme plutôt que le fond, chose qui hormis deux auteurs (Grossman, Viatcheslav Ivanov et encore assez maladroitement), n'a pas été faite selon Bakhtine.

Comme ça se fait encore maintenant dans les autres domaines esthétiques, on continue de confondre la forme et le fond et/ou sinon d'avoir une approche « monologisante »de l’œuvre littéraire et pour Bakhtine cette approche a une conséquence néfaste pour celui qui tente d'étudier Dostoïevski.

Avoir une approche monologisante entraine une approche philosophique ou psychologique de l’œuvre, c'est à dire de parler à la place de l'auteur et potentiellement extrapoler. Et le pire selon Bakhtine, dans une étude de Dostoïevski, c'est que non seulement cette approche nous dévoie des fondements esthétiques de l'auteur, mais aussi épuise le contenu philosophico-psychologique même, le rendant inepte.

C'est d'autant plus problématique pour Dostoïevski, car selon Bakhtine c'est le premier à avoir révolutionné le genre littéraire, le premier moderne à avoir exploité ce qu'il appelle le roman polyphonique qui prend racine dans le genre de la ménipée et du carnaval chez Dostoïevski. La particularité de la polyphonie est la résistance contre la réification qui est toujours achevante, immuable vis-à-vis d'autrui et c'est vérifiable non seulement entre les personnages même mais aussi de l'auteur à l'égard de ses personnages : c'est ainsi que Bakhtine dévoile dans certains ages du Double que la voix du narrateur est en fait celle de Goliadkine, cela a pour conséquence de rendre le personnage de Goliadkine autonome puisque désormais l'auteur n'est plus cette instance suprême qui régit son rapport aux personnages, qui a le dernier mot sur eux.

Mais le fait de rendre ses personnages « autonomes », est-ce que ça ne nierait pas ou du moins distancierait pas de tout subjectivisme ? C'est là où les thèses divergent, car Bakhtine ne nie pas catégoriquement ce subjectivisme, les personnages sont créés par l'auteur, ainsi en toute logique celui-ci, pour les créer, a nécessairement puisé dans son expérience personnelle mais sans pour autant s'identifier totalement en chacun d'eux d'où le processus de fantomatisation du narrateur interne (à son apogée dans Les Démons).

Dostoïevski proteste donc contre la réification achevante (on notera la remarque pertinente de Michel Eltchaninoff : le manque voire l'absence de traits physiques de beaucoup de héros cruciaux tels que Raskolnikov, Ivan Karamazov...), Bakhtine explique à juste titre que l'univers dostoïevskien « saute » par-dessus tout approche biographique d'où cette aura mythologique du récit et métaphysique des idées. En toute logique, pour qu'il y ait résistance au sein de ses personnages, il faut qu'il y ait un rapport à autrui et la tragédie dostoïevskienne consiste notamment à montrer que dans la volonté de non-réification on est malgré tout soumis à l’interaction avec autrui, à être plus ou moins assujetti par autrui d'où cette soif torturante de s'isoler. C'est ce qui amène Bakhtine à affirmer le dialogisme des personnages dans toute sa complexité (il peut y avoir dialogisme dans l'isolement).

Mais sur ce point il y a divergence aussi : Valeri Podoroga lancera une critique importante à l'égard de Bakhtine, celui-ci explique que Bakhtine voyait des phénomènes concrets (linguistiques notamment) qui s'ils paraissaient évidents à une certaine époque ne l'est plus aujourd'hui (il faut avouer que la taxinomie bakhtinienne de la translinguistique n'est pas évidente) et selon Podoroga Bakhtine perd de vue un problème fondamental : le rapport à l'altérité (assez ambigu) chez Dostoïevski. Cela peut paraitre paradoxale, mais Podoroga explique que le rapport à l'altérité chez l'auteur n'est pas tant un dialogue qu'une rencontre : des phénomènes cosmiques dans lesquels les planètes se rencontrent à peine et poursuivent leur chemin. Cette rencontre dans sa nature même est exclusive sinon ne s'intéresse pas assez à autrui pour percer ses caractéristiques en tant que autrui. Et ainsi l'isolement est un fait récurrent chez l'auteur, selon Podoroga le « dialogisme dans la solitude » est d'autant plus une absurdité qu'il ne peut qu'engendrer le suicide ou du moins le dédoublement si caractéristique chez Dostoïevski. Il souligne aussi que Bakhtine s'attarde beaucoup sur la conscience de soi des héros de manière positive alors que pour Dostoïevski c'est une chose qui doit être déée.

J'adresserai également une critique. Si dans sa conclusion Bakhtine explique ne pas vouloir fustiger le monologisme mais qu'au contraire louer le fait que la découverte de la polyphonie permet l'enrichissement mutuel, on ne peut pas s'empêcher d'avoir une impression finale de binarité où il y aurait d'un côté le monologisme un peu péjoratif et de l'autre la polyphonie. Surtout que ce rapport un peu binaire le mène à des considérations étriquées ou du moins peu développées comme le fait de considérer les œuvres théâtrales comme obligatoirement monologiques (ce qui ne coïnciderait pas avec l'esthétique dostoïevskienne malgré ses caractéristiques théâtrales apparentes). De même, s'il sur-explore la taxinomie de la translinguistique de la polyphonie il résume trop brièvement celle du monologisme qui pourtant constitue la grande majorité des œuvres littéraires. Plus encore, par moment j'ai l'impression qu'il tombe dans le piège qu'il critique : à la fin Bakhtine évoque le rapport entre Smerdiakov et Ivan. Ce qu'il dit à propos du rapport qu'ils entretiennent mutuellement est assez juste, le problème c'est que Bakhtine ne prend pas assez en considération la contingence des situations entre Ivan et Smerdiakov et a pour conséquence de non seulement limiter les interaction possibles entre les personnages mais réduire Smerdiakov à une idée achevée. Bakhtine affirme que celui-ci met en action ce qui est refoulé en Ivan, celui qui concrétise ce que Ivan ne voulait pas concrétiser, une volonté cachée matérialisée. En disant cela, Bakhtine ne prend pas assez en considération les choix multiples et les conséquences multiples de leurs actions, comme par exemple du choix de partir pour Moscou plutôt que Tchermachnia. Sollicité par le père pour des affaires pécuniaires, Ivan accepte de l'aider mais d'un instant à l'autre change de décision et part définitivement pour Moscou, abandonnant sa famille, son père. Si Ivan gardait le choix de partir pour Tchermachnia le scénario aurait été différent, le meurtre aurait pu être évité étant donné que le départ pour Tchermachnia implique nécessairement son retour pour donner des nouvelles sur son affaire ou du moins Ivan aurait été en paix avec lui-même en ne l'abandonnant pas (dans la mort y compris) quand bien même la requête du père est vaniteuse. De plus c'est au moment où Ivan rebrousse le chemin pour Moscou que Smerdiakov se met à avoir sa crise d'épilepsie (interdépendance mystique exacerbé).

Voila ce que dit à juste titre Bakhtine de la volonté d'Ivan : « la volonté d'Ivan peut être représentée par ces deux répliques "Je ne souhaite pas le meurtre de mon père. S'il a lieu ce sera en dépit de ma volonté", "Mais je veux que le meurtre ait lieu en dépit de ma volonté car alors j'y serai intérieurement étranger et n'aurai rien à me reprocher". »

En affirmant que Smerdiakov représente la deuxième partie de la volonté d'Ivan, non seulement cette considération conduit à un chemin unilatéral et fataliste, mais en plus retire en Smerdiakov son autonomie, son libre arbitre ce qui est contradictoire avec sa thèse, d'autant plus contradictoire quand nous avons en tête le célèbre age du « Contemplateur » dans lequel Dostoïevski compare Smerdiakov au paysan du tableau de Kramskoï. Le paysan qui accumule des impressions contemplatives et qui selon ce qu'il aura accumulé « il laissera tout tomber et partira pour Jérusalem, errer et faire son salut, ou, si ça se trouve, il mettra soudain le feu à son village natal, et, si ça se trouve, il fera les deux choses ensemble. » Notre point sur Smerdiakov est intéressant car c'est précisément son libre arbitre qui est en jeu : Smerdiakov serait-il un personnage « réceptacle » qui agit selon l'atmosphère ambiante des esprits qu'il côtoie ? D'après le Contemplateur, il semble qu'aucune réponse ne soit possible puisqu'il serait tout à fait capable de faire « les deux choses ensembles ». L'accumulation des impressions, leurs forces peuvent être si puissantes et complexes que l'action de Smerdiakov pourrait aboutir au contraire de ce qui était escompté par lesdites forces. Mais dans notre cas, c'est plus complexe : il nous semble que, en partant des phénomènes rencontrés, Smerdiakov, en tant que personnage réceptacle, est né et a baigné dans un milieu particulièrement malsain et que cet environnement hostile à la tranquillité de l'âme l'ait poussé à commettre le meurtre qui sans Ivan n'aurait pas été possible ou en tout cas aurait eu une procédure différente, des causes différentes. Toutefois, nous devons garder conscience que Smerdiakov est un personnage anhistorique, mystique et prompt à un détachement des lois causales et que par conséquent il pouvait très bien aussi s'abreuver de mysticité d'un sage tel qu'Aliocha ou de la ion frénétique de Dmitri. Ainsi, on peut se demander dans quelle mesure Smerdiakov possède une volonté en tant que personnage réceptacle ? Celle-ci ne peut être décelable qu'avec les phénomènes du roman : s'il s'est particulièrement attardé sur Ivan, c'est parce que c'est le seul personnage de la famille dans une propension au dédoublement, chose à laquelle Smerdiakov a été sensible et l'a relevée jusqu'au bout. Ivan pouvait rester auprès de son père ou faire sa requête à Tchermachnia, mais il a fait le choix de Moscou, de l'abandon et c'est ce choix qui a activé l'épilepsie (feinte ? On ne le saura jamais), le commencement irrémédiable du meurtre. Enfin, pour répondre à la question : malgré les forces de l'atmosphère ambiante, Smerdiakov garde sa volonté dans sa capacité à mettre la vérité en face des yeux d'Ivan et c'est dans sa troisième rencontre avec Smerdiakov qu'Ivan comprend que l'imbécile a été plus malin que le malin. Plusieurs vérités sont développés dans le roman dont deux qui se confrontent : celle de Smerdiakov disant que le meurtre du père était avant tout un meurtre par l'esprit et que du moment où nait cette intention, cette idée nous devons l'assumer et celle d'Aliocha disant que de meurtre par l'esprit il ne peut y en avoir du moment où commence une friction intérieure. Et quand bien même il y aurait eu un meurtre matériel, il peut être pardonné.

Dostoïevski présente une certaine ironie du monde : nous ons notre temps à chercher le coupable alors que ni la majorité (celle qui accuse Dmitri), ni la minorité (celle qui sait que le meurtre matériel a été commis par Smerdiakov sous l'influence d'Ivan) n'ont raison. En réalité, selon l'auteur, soit tout le monde est coupable dans le meurtre (même Aliocha dans son manque de considération à l'égard de Smerdiakov, même s'il ne le méprise pas), soit personne ne l'est. Il n'est pas étonnant de voir que la société accuse Dmitri qui voit en lui les causes matérielles qui l'auraient poussé au meurtre, alors qu'en réalité, le problème est plus profond, se e en deçà du visible et est d'abord un problème précisément collectif.

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le 8 mars 2025

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Ivan_

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