Poubellocène
Poubellocène

livre (2021)

Affreux, sales et puants

L’authentique urbanité post-industrielle


Le terme poubellocène souligne que notre époque se caractérise entre autres par la transformation des vivants et des lieux, en déchets. L’auteur ne s’attarde pas sur les processus de fabrication industriels de ces zones de sacrifiés du capitalisme, mais se focalise sur les politiques de séparation vis-à-vis des humains des quartiers privilégiés.


Armiero revient sur certains cas de relégation qui ont fait naître des poches de résistance au milieu du désastre. Les stigmatisés s’y tiennent debout au milieu des décombres, les pieds dans le lixiviat et le nez dans les émanations cancérigènes. Se réappropriant l’enfer sur terre, ils créent ces communs, modes de vie collaboratifs en marge de la logique d’exploitation - mais ceux-ci sont-ils voués à prospérer sur des terreaux contaminés ?


D’autant que ces pratiques se produisent dans les « pays développés » , ceux-là même qui profitent des mécanismes d’« altérisation » du néocolonialisme exportant massivement la pollution ailleurs – de l’extraction initiale à la déjection « finale ». Ainsi de l’exemple d’ Agbogbloshie au Ghana, auquel n’est associée aucune initiative populaire qui laisserait entrevoir un espoir. Même à Pianura, dans la banlieue de Naples, si la population a résisté pendant des années contre la réouverture d’un dépotoir, elle y a gagné une couche de violence policière par dessus les cancers, et le résultat des luttes n'est pas établi (en fait je ne trouve pas de renseignements à ce sujet).


Marco Armiero ne parle pas de la chimie qui imprègne chaque goutte d'eau sans être toujours aussi visible que ces « îles de déchets » flottant sur les océans. Mais il prévient contre l'erreur induite par l'ubiquité de la pollution : mettre tout le monde dans le même sac en qualifiant cette époque d'anthropocène, alors qu'elle a été choisie par certains, et subie par d'autres.

Sa critique de l'urbanisme repose sur le fond marxiste de la critique du capitalocène : une société globale organisée autour de la production de marchandises qui, à chaque étape (extraction, transformation, transport, fabrication, diffusion...), sécrète des résidus polluants. La société industrielle marchande n'a jusqu'à ce jour fabriqué que des déchets ; et pas seulement in fine sous la forme de tas d'ordures. Armiero s'attaque donc spécifiquement à un fétichisme de l'ordure, sous-produit du fétichisme de la marchandise : l'oubli organisé des conditions sociales qui ont imposé ce résultat.

Pour continuer à parler comme Debord, la constante mise à l'écart des indésirables relève d'une logique de séparation à l'oeuvre sous toutes les facettes de la société capitaliste, qui maintient chacun.e à sa place – les idées comme les vivants. Même une notion globale comme l'anthropocène fait partie des outils théoriques qui masquent l'unité globale de la séparation : cet universel est divisé ; on est tous dans le même rafiot, mais les rescapés du Titanic ne séjournaient pas dans la soute. De sorte que, de ce point de vue, l'anthropocène est une idéologie.


Armiero s'est concentré sur seulement quelques exemples "occidentaux" prometteurs où le désastre a suscité des alternatives, où une partie des résistant.e.s deviendraient aussi résilient.e.s. Ailleurs, plus loin, le néocolonialisme inflige une répression plus ouvertement violente. Mais vu l'état du monde, des luttes sont probablement en cours, ou mériteraient d'émerger, tout près de chez vous.


Maria Kaika « « Don’t call me resilient again ! » : the New Urban Agenda as Immunology...or… What happens when communities refuse to be vaccinated with « smart cities » and indicators »

Environment & Urbanisation vol.29 n+1, 2017, p.89-102

(voilà qui répond par avance au projet de « bifurcation » envisagé par certains)

(ce petit livre d'une centaine de pages est particulièrement utile par la richesse de ses références, auxquelles je fais seulement quelques allusions dans les extraits qui suivent)


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p.17 En 1864, George Perkins Marsh crée le mot anthropocène “changements créés par l’action humaine sur les conditions physiques de la planète” (Man and nature)


p.11 “La notion de Capitalocène a gagné du terrain, parce qu’elle fait directement référence au système social et économique que beaucoup considèrent comme responsable de la crise socioécologique actuelle."


p.10-11 « le concept [de poubellocène] peut s'ajouter aux options de rechange novatrices à la notion d'Anthropocène qui pullulent en sciences sociales appliquées à l'environnement, face à un concept d' « époque des humains » jugé trop neutre. La notion de Capitalocène, par exemple, a gagné du terrain parce qu'elle fait directement référence au système social et économique que beaucoup considèrent comme responsable de la crise socioécologique actuelle. Selon le concept de Poubellocène, ce sont les déchets qui constituent le marqueur géologique caractéristique de la nouvelle époque. Le poubellocène n'est toutefois pas pas uniquement le fait de l'omniprésence des rebuts (…) il résulte de rapports socioéconomiques de dimension planétaire qui mettent au rebut certains humains et certains lieux. »

« Inhérente au projet colonial, l'altérisation figure au cœur de tout rapport social délétère. (…) Comme l'explique Guy Hawkins, la production des déchets ne détermine pas seulement qui sont les autres, mais aussi « qui nous sommes » . (…) L'altérisation qui découle de la production de déchets est plus systématique que la création de zones sacrifiées . L' »altérisation » implique de transformer la « nature » de l'autre tout en utilisant ce dernier pour maintenir un privilège. »


p.12 “Je mets au jour des histoires de toxicité construites par l’oblitération et la domestication de la mémoire collective ou par l’imposition de discours qui tiennent les victimes pour responsables de leurs maux ou banalisent l’injustice.”


p.14 “Le chapitre 4 est consacré aux mouvements qui, dans le Poubellocène, s’efforcent de saboter les rapports sociaux délétères et expérimentent de nouveaux rapports socio-écologiques. Ces pratiques collectives de construction des communs sont les stratégies antidélétères les plus fécondes, car autant les rapports délétères génèrent des profits par l’exploitation et l’aliénation, autant les rapports fondés sur le commoning favorisent le bien-être par le soin et l’inclusion.

Quelques exemples tirés de l’expérience des brigades populaires de solidarité [en Italie] pendant la pandémie de covid-19, des associations de ramasseurs de déchets au Brésil et de collectivités ouvrières de Catalogne, de Bosnie-Herzégovine et d’Italie viendront donner chair, sang et rêves à ce discours.”


p.26 “Zsuza Gille a décrit (…) l’organisation sociale qui détermine ce qui est déchet et sa destination souhaitable. L’existence d’un quartier vert et sûr, par exemple, est fonction de la présence d’un dépotoir.”

Rebecca Solnis “c’est le mur qui fait le paradis; (…) l’altérisation de quelqu’un ou de quelque chose qui crée un “nous” en sécurité.”


p.28 “le concept de poubellocène (…) démasque et rejette toute forme de réification, contrairement au discours sur l’anthropocène. Il supposera par exemple que la crise climatique n’est pas causée par les émissions de gaz à effet de serre, mais par les rapports socioécologiques qui sont à l’origine de ces émissions. Les émissions de CO2 sont souvent considérées comme un problème technique qui requiert ds solutions techniques. (…)

la dimension politique, complexe et nécessairement conflictuelle, est incontournable : si l’on croit que le problème réside dans la “chose” (le gaz carbonique ou tout autre type de déchet), la géo-ingénierie, l’énergie atomique ou l’incinération peuvent apparaître comme des solutions”

p.29 “Le concept de poubellocène, lui, repolitise la crise socioécologique : la production des déchets est un rapport social (…) les injustices non pas des effets secondaires quasi invisibles, mais la clé de voûte d’un système qui produit richesse et sécurité par l’altérisation de collectivités à exclure.”


p.31 ‘’l’ennemi juré de la production de déchets n’est pas le recyclage, mais le commoning. (…) l’ensemble des pratiques socioécologiques qui (re)produisent les communs en transformant des “choses” en pratiques collectives, en relations sociales. (…) le commoning est à la (re)production par le partage ce que la production de déchets est à l’extraction par l’altérisation.”


Chapitre 2 Les récits du Poubellocène

Domestication de la mémoire, récits toxiques et histoires à oublier

p.41 “ la construction d’une infrastructure narrative vouée à reproduire des rapports sociaux délétères. N’étant pas jugés dignes d’être ramenés à la mémoire, certains récits, certains souvenirs et même certains faits doivent être mis au rebut. Cette sélection systématique de récits à oublier est complétée par ce que Stefania Barca qualifie de “récit du maître” de l’anthropocène (…) qui masque l’intersection systémique du racisme, du colonialisme, de l’hétéropatriarcat, des inégalités de classe et du suprémacisme humain, à l’origine de la crise planétaire.”


p.43 “Commentant l’indifférence du récit du maître à l’égard du nombre effarant de défenseurs de la Terre assassinés chaque année, Barca écrit : “Les récits ne tuent pas par eux-mêmes, bien sûr. Mais ils peuvent éluder les assassinats et les assassinés, nous convaincre que ceux-ci ne font pas partie de l’histoire de la modernité.”

p.44 “Invisibiliser la violence, banaliser l’injustice, effacer toute parole irrégulière : voilà les trois piliers des récits du Poubellocène.”

Marco Armiero rappelle alors le 9 octobre 1963, quand un éboulement a provoqué une vague qui a débordé du barrage du Vajont en Italie, se déversant sur un village pour faire 2000 morts. Les experts avaient ignoré les avertissements des locaux ; ensuite la catastrophe a été oubliée. En 2003, le cimetière a été rasé pour être remplacé par un monument commémoratif effaçant toutes les traces de colère des survivants.


p.52 Solorzano et Yosso décrivent «la contre-narration comme « une méthode de narration des histoires de collectivités dont les expériences ne sont pas souvent racontées (car elles vivent en marge de la société). La contre-histoire est aussi un outil qui permet d’exposer, d’analyser et de contester les histoires majoritaristes issues des privilèges raciaux. (…) La mise en récit et en contre-récit de ces expériences peut contribuer à renforcer des tradition de survie et résistance"


Chapitre 3 le poubellocène au microscope

p.77 « La crise des ordures de Naples (…) s’est amorcée en 1994 , après qu’une enquête criminelle eut révélé le caractère inadéquat des dépotoirs de la région, desquels elle a ordonné la saisie. »

Les ordures se sont accumulées, l’état a désigné une commission qui a pris « des mesures d’exception non soumises aux normes et aux procédures d’usage. »

p.79 « Les sites de stockage temporaire choisis par le Commissario per l’emergenza rifiuti ne respectaient pas les normes minimales de sécurité environnementale.  Les mesures prises visaient à renouveler les règles du poubellocène : départager le souillé du propre, prévenir le déversement de matière résiduelles à l’extérieur des zones désignées et reproduire les dépotoirs sociaux destinés au confinement des indésirables. »

p.76 « En janvier 2008, le paysage d’une vaste zone de l’ouest de l’agglomération de Naples a changé radicalement. Points de contrôle, barricades et autobus incendiés offraient des images de guerre  (…) Une commune entière (Quarto, 40 000 habitants) et plusieurs quartiers de Naples étaient complètement bouclés : ni rien ni personne ne pouvait y entrer ou en sortir. Comme dans une ville assiégée, on peinait à se procurer denrées et biens de première nécessité, et on n’était autorisé à franchir les points de contrôle en voiture que pour des raisons exceptionnelles.(…) la population avait été soudainement projetée dans un paysage de guerre – la guerre des déchets. Le quartier napolitain de Pianura a été le théâtre d’une révolte contre la réouverture du plus vaste et plus ancien dépotoir de la région. »


Chapitre 4 – saboter le poubellocène

p.95 « Dans un essai appelé Extreme cities, Ashley Dawson affirme qu’il faut interpréter les manifestations de solidarité populaire face aux catastrophes majeures comme une expérience de communisme du désastre. (…) les pratiques de commoning interfèrent avec les rapports sociaux délétères (…) « Le capitalisme ne semble plus être le seul avenir possible. On pourrait même commencer à mettre en place une société différente, fondée sur l’empathie et l’entraide. Bâties en pleine catastrophe, les solidarités communales peuvent être considérées comme une forme de communisme du désastre en vertu de laquelle les gens s’organisent pour répondre aux besoins élémentaires de chacun et survivre collectivement. »

Dans plusieurs villes d’Italie, des Brigate di solidarieta attiva ont été créées dès mars 2020 . [le début de la pandémie de covid] En général, leur réseau se superposait aux associations citoyennes existantes notamment les centri sociali (centres sociaux autogérés) qui leur fournissaient une infrastructure logistique, mais il est allée bien au-delà et a mobilisé un plus grand nombre de bénévoles. 


p.103 L’étude de Damir Arsenijevic sur l’ancienne ville industrielle de Tuzla en Bosnie-Herzégovine, où les anciens travailleurs de l’usine de produits chimiques Dita ont monté des barricades pour empêcher son démantèlement.

104 « En février 2014, la Bosnie-Herzégovine a été le théâtre d’un soulèvement massif, déclenché par un mouvement populaire qui portait à la fois des revendications précises et un programme politique. La mise en place d’assemblées de citoyens, les plénums » a permis « le développement de nouvelles façons d’organiser la vie sociale, la protection de la santé des personnes et des lieux ainsi que la construction d’un récit contre-hégémonique sur le é de la collectivité. »


La création de l’université des travailleurs a permis « la redécouverte d’histoires de rébellions, telles que les grèves générales des travailleurs d’Husino pour de meilleures conditions de vie et de travail dans les années 1920. »


105

p.106 « il lago che combatte du groupe de hip hop italien Assalti Frontali « raconte comment la montée des eaux d’un lac situé au milieu d’une zone industrielle désaffectée a bloqué un projet de développement immobilier. »

« Spécialiste de l’approche féministe des sciences humaines appliquées à l’environnement, Miriam Tola s’est penchée sur le cas de l’ancienne usine SNIA Viscosa et de son lac postindustriel. De 1923 à 1954, l’établissement produisit une fibre synthétique, la rayonne, à l’aide d’un composé chimique hautement toxique, le disulfure de carbone. La logique poubellocène de mise au rebut et d’altérisation s’y appliquait à la fois aux travailleurs, exposés aux solvants, et à l’ensemble de la collectivité (humaine et non humaine), affectée par une toxicité diffuse »


p.109 « Dans le quartier de Can Sant Joan, situé en périphérie de Barcelone (...) Alors que des rapports socioécologiques injustes avaient fait du quartier l’endroit idéal pour l’implantation d’infrastructures dont nul n’aurait voulu (dont une cimenterie), la population locale s’est efforcée de bâtir des rapports sociaux d’un autre type. »

« Comme à Tuzla ou à Rome, la sauvegarde de la mémoire des luttes ées de Can Sant Joan est aussi cruciale que la mobilisation d'aujourd'hui. {Pasquale Verdicchio parle d'une « réhabilitation narrative » des sites pollués]. Plusieurs militant s qualifient leur quartier de communauté rebelle dotée d'une longue histoire de mobilisations sociales.

La lutte contre la pollution générée par l'usine a eu ds effets collatéraux positifs pour la collectivité, dont la création d'un centre social et l'organisation d'activités culturelles »

« « Elles nous rassemblent, elles nous transforment, elles nous permettent de nouer des relations différentes. Le facteur culturel permet de bâtir des solutions de rechange au statu quo » »

Conclusion
112 « l’invisibilisation et la banalisation sont les deux piliers de la logique poubellocène qui non seulement dilapide des populations et des écosystèmes, mais impose aussi des narrations toxiques en oblitérant ou en domestiquant tout récit qui s’en éloigne. Pour ces raisons, la lutte contre le poubellocène vise toujours la sauvegarde d’une mémoire attaquée, le rétablissement de récits contre-hégémoniques qui établissent des identités distinctes.  Si le régime poubellocène cherche à produire des populations et des lieux jetables, les solutions techniques de gestion des matières résiduelles et de la toxicité ne suffiront pas à le démanteler. Il faut développer de nouveaux rapports socioécologiques qui ne sont ni conçus dans des laboratoires ni prescrits par des ouvrages savants, car ils sont vécus et mis à l’épreuve à même les brèches du poubellocène. (…) ils ont toujours été ancrés dans les pratiques de commoning. »
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le 27 mars 2025

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ChatonMarmot

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