Ravage est un roman réactionnaire. Au début de façon involontaire - on est dans les années 2050 imaginées par les années 1940, et comme il est plus facile de transposer ses normes sociales dans un environnement futuriste que d'imaginer de toute pièce l'évolution de la société en un siècle, on se retrouve dans des visions complètement décalées de femmes au foyer dans des soucoupes volantes -, il se transforme vers le premier tiers du livre en un étrange rite initiatique à l'envers, une longue quête pour fuir l'humanité souillée par le luxe et l'électricité et revenir à un état de nature que le lecteur imagine fantasmé mais qui tiendra en fait toutes ses promesses.
La réaction de Ravage est assumée. La technologie a coupé l'homme de toute logique, a séparé le travail du produit fini, a privé chacun du dur labeur que connaissaient les ancêtres; et dans ce monde idéal, rapide, propre, électrique, la vie a perdu son sens. La fin du monde - la disparition de l'électricité et sa conséquence directe, l'effondrement de Paris, d'un réalisme saisissant - donne l'occasion à quelques élus de faire le voyage en arrière, dans la sueur, le sang et les larmes, une façon de reprendre avec la réalité.
Aujourd'hui Ravage choque. La misogynie latente et la naïveté des descriptions futuristes de Barjavel sont datées, mais là où n'importe qui d'autre se casserait les dents, Barjavel réussit, au moins involontairement à nous éclairer d'une façon qui ne viendrait jamais à l'esprit de nos auteurs de S.F contemporains. On a eu des paquets de villes déshumanisées, d'invasions extraterrestres, d'apocalypses robotisées, mais jamais de voyage initiatique à l'envers pour fuir la modernité et revenir au temps rêvé du Maréchal, chez les fermiers, les patriarches barbus et leurs harems et les offrandes au chef de tribu. Nombreux seront les lecteurs qui ressentiront un malaise - bien compréhensible - à la lecture des pamphlets réactionnaires de Ravage, du retour à la terre qu'il prône comme solution au mal, hé oui, forcément ça rappelle des mauvais souvenirs.
Le final sauve le reste en éclairant toute l'histoire d'une lumière nouvelle : la répétition du péché originel au milieu du jardin d'Eden - la machine-, la mort d'Abel qui souille à nouveau l'humanité - le meurtre final du patriarche -, tout cela est limpide. Mais Barjavel, à aucun moment, ne dit ni ne suggère qu'une société de vieux barbus fécondant leurs femmes au milieu des blés serait plus souhaitable qu'une société technologique où les machines travaillent à la place des gens; il y a juste les divagations d'un vieillard sénile face à l'inévitable Progrès. Faut-il vivre de ses mains, brûler les livres et tuer l'imagination ? Faut-il inventer à nouveau et reprendre le chemin pour perdre in fine son humanité ? Fallait-il croquer ou non à l'arbre de la connaissance ? Si Barjavel n'apporte pas d'autre réponse que celle de son haïssable personnage principal, c'est qu'il n'y a pas de bonne réponse. Le ver est déjà dans le fruit.